Dès 1985, Laclau et Mouffe ont théorisé qu'une condition véritablement démocratique ne pourrait être atteinte que si le lien entre le paradigme évolutionniste et la théorisation démocratique était rompu. Selon Laclau et Mouffe (1985), ce n'est que par cette rupture radicale que toute idéologie totalisante, qui transforme un état de fait conjoncturel en une nécessité historique, peut être déconstruite. Cette rupture permettrait de voir que toute conjoncture historique donnée n'est pas l'ordre naturel des choses, mais plutôt l'expression de certaines configurations de pouvoir ; elle permettrait aussi d'imaginer d'autres façons d'organiser le social, qui pourraient mettre en évidence des tournants historiques inattendus. Pour ouvrir l'imagination à de nouvelles possibilités démocratiques, nous devons "retirer la catégorie de "nécessité" de l'horizon du social", affirment Laclau et Mouffe (1985, p. 13), car ni le chemin fixe du développement linéaire ni l'application de "lois inexorables" pour la transformation sociale ne sont compatibles avec une imagination démocratique ouverte. La logique de la nécessité opère à travers des significations et des limites fixes qui restreignent le travail du symbolique ; elle crée des "contextes totalisants qui fixent a priori la signification de chaque événement" (Laclau &Mouffe, 1985, p. 34).
Pour éviter la totalisation, il faut donc éviter de penser en termes de stades "normaux" de développement historique et de modèles "normaux" de changement historique.
Selon Laclau et Mouffe, les méthodes autoritaires de gouvernement sont intrinsèquement liées à l'imagination évolutionniste qui présente la conjoncture historique comme une nécessité historique inévitable. Les tendances autoritaires antidémocratiques inhérentes aux entreprises historiques "progressistes" proviennent de "l'apriorisme essentialiste, la conviction que le social est suturé en un point, à partir duquel il est possible de fixer le sens de tout événement indépendamment de toute pratique articulatoire" (Laclau& Mouffe, 1985, p. 176).
C'est cet "apriorisme essentialiste" qui, selon Laclau et Mouffe, a "galvanisé l'imagination politique" des révolutionnaires de type jacobin dont la pensée est incompatible avec un gouvernement démocratique.
Selon Laclau et Mouffe (1985), s'en tenir au paradigme évolutionniste de la théorisation démocratique conduira inévitablement à des effets politiques polarisants puisque l'imaginaire progressiste présuppose l'existence de lignes de partage strictes entre les forces "progressistes" et "régressives" de l'histoire avec des "relations militaires" entre elles (p. 70). Selon Laclau et Mouffe, les relations non militaires - c'est-à-dire la politique démocratique inclusive/pluraliste - ne peuvent prendre vie que s'il n'y a pas de frontières rigides entre les identités et si la catégorie de l'"intérêt objectif" d'un agent historique prédéterminé est abandonnée, car elle n'a de sens que dans une conception eschatologique de l'histoire.
La condition préalable fondamentale d'une conception radicalement libertaire de la politique est le refus de dominer - intellectuellement ou politiquement. C'est cette condition préalable qui est irréalisable si le projet de libération est conçu en termes d'évolution unidirectionnelle, comme un mouvement vers une condition sociétale "plus avancée" sous la domination de "forces progressistes de l'histoire" autoproclamées. Pour Laclau et Mouffe, ce point est décisif : il n'y a pas de démocratie radicale et plurielle sans renoncement au discours de l'universel et à son hypothèse implicite d'un point d'accès privilégié à la "vérité", qui ne peut être atteinte que par un nombre limité de sujets (Laclau & Mouffe, 1985, pp. 191-192).
Pour être démocratiquement inclusif, le discours d'une histoire universelle devrait être remplacé par le discours d'une variété de projets historiques articulés par "une polyphonie de voix, dont chacune construit sa propre identité discursive irréductible", affirment Laclau et Mouffe (1985, p. 191). Dans ses travaux ultérieurs, Mouffe a développé ces idées en affirmant que "nous devrions cesser de présenter les institutions des sociétés occidentales libérales comme la solution que les autres peuples adopteront nécessairement lorsqu'ils cesseront d'être "irrationnels" et deviendront "modernes"" (Mouffe, 2009, p. 65).
La démocratie pluraliste doit reconnaître qu'il ne peut y avoir un seul projet adapté à la gouvernance des différentes sociétés : cette question ne peut être conçue en termes singuliers et universels. Le monde doit être conçu comme un " plurivers ", qui reconnaît " une pluralité de pôles régionaux, organisés selon des modèles économiques et politiques différents, sans autorité centrale " (Mouffe, 2013, p. 22) et une multiplicité d'interprétations de la " démocratie ". " Pour Mouffe (2013), la démocratie, entendue comme le gouvernement par le peuple, " peut prendre des formes variées, selon les différents modes d'inscription de l'idéal démocratique dans la variété des contextes " (p. 29).
La possibilité d'interpréter la " démocratie " de diverses manières découle du pluralisme des cultures, des formes de vie et des différentes conceptions de la " dignité humaine.
" Plutôt que d'insister sur la voie suivie par l'Occident comme étant la seule possible et légitime, nous devrions reconnaître que " les sociétés non occidentales peuvent suivre des trajectoires différentes en fonction de la spécificité de leurs traditions culturelles et de leurs religions ", comme le prétend Mouffe (2013, p. 35). Selon Mouffe, ce n'est qu'à travers cette radicalisation de l'imaginaire démocratique mondial que nous pouvons défier le dogme " il n'y a pas d'alternative " du néolibéralisme, qui transforme une articulation historique contingente d'un contexte culturel spécifique en une nécessité historique.
Pour renverser l'hégémonie néolibérale qui arrête l'imagination, il faut, selon elle, " remettre en cause le récit dominant sur la supériorité de la forme occidentale de développement " (Mouffe, 2013, p. 36), " contester la thèse dangereuse selon laquelle la démocratisation passe par l'occidentalisation " (Mouffe, 2013, p. 40), et déconstruire la " naturalité " de l'universalité de la voie de développement occidentale.
Une telle hégémonie est le résultat d'une construction discursive qui articule de manière très spécifique un ensemble de pratiques, de discours et de jeux de langage de nature très diverse. Si elle peut être perçue comme la conséquence naturelle du progrès technologique, c'est parce que, par un processus de sédimentation, l'origine politique de ces pratiques contingentes a été effacée, elles se sont naturalisées et les formes d'identification qu'elles ont produites se sont cristallisées dans des identités qui vont de soi (Mouffe, 2009, p. 89).
C'est pourquoi, selon Mouffe, les transformations néolibérales apparaissent comme un processus historique naturel - " comme une fatalité qu'il faut accepter parce qu'il n'y a pas d'alternative " (Mouffe, 2013, p. 89).
C'est exactement ce que l'on observe dans le cas du projet de Zelensky. C'est exactement ce que nous observons dans le cas du projet de Zelensky. À travers son utopie de positivité absolue - un univers " intégral ", sans défaut, existant sans pathologie, complexité ou contradiction - Zelensky a créé un espace intégral parfaitement stérile, non infecté par la politique et libéré des antagonismes politiques.
Dans la lignée de l'observation de Mouffe (2005) concernant "le Zeitgeist post-politique" où "le politique se joue dans le registre moral" (p. 4), la contestation politique de points de vue alternatifs a été remplacée par le moralisme de la croyance en un salut néolibéral, présenté comme une fatalité et un progrès historiques. Les forces qui se sont retrouvées en opposition aux transformations néolibérales ont été attaquées non pas politiquement (sur la base d'opinions opposées) mais moralement (sur la base de l'accusation d'"entraver le progrès historique") : "Au lieu d'une lutte entre la droite et la gauche, nous sommes confrontés à une lutte entre le bien et le mal" (Mouffe, 2005, p. 4) - telle a été l'essence de la "politique" dans le projet intégral de Zelensky. Si les "serviteurs" ont attaqué avec véhémence le projet soviétique, ils l'ont fait non pas pour des raisons idéologiques mais morales. Présentant le développement linéaire comme naturel, universellement légitime et, surtout, moralement supérieur, la machine de pouvoir de Zelensky a encouragé un imaginaire jacobin-révolutionnaire incompatible avec la gouvernance démocratique. Elle a réduit la polyphonie des voix qui s'opposent à la néolibéralisation à l'uniformité d'une position du type "il n'y a pas d'alternative".