Selon Fraser, ce qui a grandement contribué à l'hégémonie des politiques néolibérales dans le contexte occidental a été la formation du " néolibéralisme progressif " - un bloc hégémonique combinant " un programme économique ploutocratique ex-propriétaire avec une politique de reconnaissance libérale-méritocratique " (2019, p. 12). "Les néolibéraux ont pris le pouvoir, affirme Fraser (2017), en drapant leur projet dans un nouveau cosmopolitisme, centré sur la diversité, l'émancipation des femmes et les droits des LGBTQ. En attirant les partisans de ces idées, ils ont forgé un nouveau bloc hégémonique".
Selon Fraser (2017), l'hégémonie néolibérale s'est formée par "une alliance entre les courants dominants des nouveaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme, multiculturalisme et droits LGBTQ) d'une part, et les secteurs "symboliques" haut de gamme et basés sur les services des entreprises (Wall Street, Silicon Valley et Hollywood) d'autre part" - alliance des "forces progressistes" et des "forces du capitalisme cognitif, en particulier la financiarisation."
"La version "fondamentaliste" de droite du néolibéralisme", selon l'argument de Fraser (2019), "ne pouvait pas devenir hégémonique dans un pays dont le sens commun était encore façonné par la pensée du NewDeal, la "révolution des droits" et une flopée de mouvements sociaux descendants de la Nouvelle Gauche" (p. 12). "Pour que le projet néolibéral triomphe, affirme-t-elle, il fallait le reconditionner, lui donner un plus large écho et le relier à d'autres aspirations non économiques à l'émancipation (Fraser, 2019, p. 13).
Cependant, selon Fraser, les nouveaux mouvements sociaux ont involontairement permis ce "reconditionnement" en prêtant leur charisme au projet néolibéral : "En d'autres termes, la capacité du néolibéralisme à se masquer sous une couverture progressiste attrayante - à "s'euphémiser", comme le dit Phelan (2007) - a été essentielle à son succès. Contrairement à un discours néolibéral " transparent " articulé autour d'une relation antagoniste entre le marché et l'État".
Sa version "euphémisée " adopte une posture post-politique en se rattachant à des éléments tels que :
- Le consensus,
- L'inclusion,
- la moralité,
- La modernisation,
- le bien national,
- Le progrès,
- et ainsi de suite (Harjuniemi, 2019).
L'argument de Fraser résonne bien avec de nombreux études de communication analysant comment le néolibéralisme s'euphémise en activant des liens avec des luttes sociales progressistes " post-politiques " ; la liste de ces travaux universitaires serait assez longue (par ex, Ashby-King & Hana-sono, 2019 ; Dingo, 2018 ; Jacobsson, 2019 ; Jones & Mukherjee, 2010;Orgad & Nikunen, 2015 ; Roderick, 2019 ; Tompkins, 2017).
Ces travaux sont conformes à la description faite par Fraser (2019) du "reconditionnement" du projet néolibéral sous la couverture involontaire des nouveaux mouvements sociaux (p. 13). Dans les études de discours, le "reconditionnement" de Fraser apparaît comme une réarticulation : lorsque le "néolibéralisme transparent" en vient à être articulé comme un "néolibéralisme euphémisé", lié à des éléments tels que le "progrès", la "modernité", la "civilisation", l'"émancipation", et ainsi de suite.
Malgré la résonance de la théorie de Fraser avec des études critiques plus larges, elle décrit principalement le néolibéralisme américain et ne fait pas le lien avec la variété des contextes néolibéraux dans le monde. Si le néolibéralisme est un développement mondial, il n'y a pas tant de sociétés non occidentales dont les nouveaux mouvements sociaux ont le "charisme" nécessaire pour influencer l'opinion publique.
Dans de nombreux endroits en dehors de l'Europe et des Etats-Unis, les attitudes publiques dominantes envers les programmes des nouveaux mouvements sociaux restent intolérantes, et leurs activités peuvent difficilement être considérées comme suffisamment influentes ou efficaces pour "donner du charisme" à l'ordre néolibéral. En ce sens, malgré la reconnaissance par Fraser (2019) du fait que " notre crise politique... n'est pas seulement américaine, mais mondiale " (p. 8), son analyse est centrée sur l'Occident. Néanmoins, cela ne rend pas la ligne d'argumentation de Fraser non pertinente pour les espaces culturels non occidentaux.
Si, à l'instar de Laclau (2005), nous considérons le " progrès " comme un signifiant vide et flottant, le " néolibéralisme progressiste " fonctionnera même dans le contexte des sociétés non occidentales, bien que dans un sens plus large non abordé par Fraser. Dans de nombreuses sociétés non occidentales, qui ont leurs propres versions de "néolibéralismes locaux" (Peck & Theodore, 2019, p. 247), l'idée de "progrès" peut être liée non pas à la politique de reconnaissance, mais à l'idée de modernisation - économique, technologique et politique. La modernisation, à son tour, peut également être articulée différemment : comme un projet d'occidentalisation, ce qui était le cas dans la Russie de Eltsine, ou comme une "modernité alternative" - "la nation comme corporation" à Singapour.
Ces versions, par ailleurs différentes, du " néolibéralisme progressif " (dans un usage élargi du terme) euphémisent leurs programmes néolibéraux à travers le discours du " progrès ", conformément à l'observation de Fraser selon laquelle " ce n'est qu'en se parant de l'image du progrès que l'économie politique profondément régressive peut devenir le centre dynamique d'un nouveau bloc hégémonique " (Fraser & Jaeggi, 2018, p. 202). Si nous considérons "progressiste" comme un signifiant vide/flottant (concepts de base de la théorie du discours de Laclau et Mouffe), où le "progrès" est lié à différentes associations dans différents environnements socioculturels, alors la portée du "progressif neolibéralisme" peut devenir globale.
Pour en savoir plus sur Nancy Fraser et le néolibéralisme : https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672