Connexions significatives : sémiotique, psychologie culturelle et forme de sens

Par Gisles B, 10 août, 2022

La sémiotique est l'étude de la signification au sens le plus général de ce terme. Il s'agit d'une étude essentiellement transdisciplinaire des processus d'élaboration du sens et des systèmes de signification et de signes dans lesquels ils s'incarnent et s'expriment. En raison de la nature transdisciplinaire de la sémiotique, elle peut fonctionner et fonctionne effectivement comme une sorte de "grande tente" à l'intérieur de laquelle différents types de réflexions et d'investigations ont lieu. Les philosophes, les biologistes, les théoriciens de la culture, les psychologues, les linguistes, les historiens de l'art, les théoriciens de la littérature et bien d'autres trouvent ses outils conceptuels utiles, voire indispensables, pour mener à bien leurs études.

Le concept central de la sémiotique est le signe.

Ce que Vygotsky a dit des mots peut être dit, plus généralement, du signe : lui aussi est non seulement "une expression directe de la nature historique de la conscience humaine" mais aussi "un microcosme de la conscience humaine" (Vygotsky, 1934, p. 256 ; voir aussi van der Veer & Valsiner, 1991).

Mais la manière dont nous devons formuler ce concept ne fait pas l'unanimité.

En fait, la sémiotique puise ses catégories de base dans des traditions intellectuelles très différentes et n'est en aucun cas un système ou un cadre monolithique, malgré les affirmations de nombre de ses praticiens et de ses partisans. La boîte à outils conceptuelle différenciée de la sémiotique lui permet en fait de s'engager dans des tâches analytiques, critiques et reconstructives très diverses de différentes manières.

Dans la mesure où la sémiotique traite de formes multiples de significations, telles que le langage, l'art, le rituel, le mythe, la religion, voire la science et la technique, ses préoccupations sont distinctement culturelles. Mais dans la mesure où la sémiotique s'intéresse à la réalité vécue des significations, ses préoccupations sont typiquement psychologiques.

Néanmoins, la sémiotique n'est pas en soi une psychologie de la culture, ni un substitut de celles-ci, bien que ses problèmes et ses thèmes les recoupent en de nombreux points.

Pour reprendre les termes d'Umberto Eco, le sujet de la sémiotique est "coextensif à l'ensemble des phénomènes culturels, aussi prétentieuse que cette approche puisse paraître à première vue" (Eco, 1976, p. 6).

De la sémiotique à la psychologie culturelle

Donc, qu'est-ce que la sémiotique a à offrir qui pourrait être le plus utile à la psychologie culturelle, qui semble avoir la même portée, du côté de l'expérience, que la sémiotique du côté de l'analyse de la logique des formes culturelles ? Quels défis la sémiotique pose-t-elle à la psychologie culturelle ?

Dans sa Théorie de la sémiotique, Umberto Eco a affirmé que "la signification englobe l'ensemble de la vie culturelle, même au seuil inférieur de la sémiotique" (Eco, 1976, p. 46). Ce seuil inférieur est le champ actionnel-affectif-perceptuel lui-même dans lequel l'ensemble de la vie culturelle, le seuil supérieur, est finalement fondé et localisé. L'affirmation d'Eco était une autre formulation et une conséquence de la thèse fondamentale et surprenante de C. S. Peirce, l'Américain qui a fait de la culture son métier.

 

Charles Sanders Peirce (1839-1914) Sémiologue et philosophe américain

S. Peirce, philosophe américain et fondateur d'un courant majeur de la sémiotique : " Le contenu de la conscience, l'ensemble de la manifestation phénoménale de l'esprit, est un signe résultant de l'inférence... l'esprit est un signe qui se développe selon les lois de l'inférence " (Peirce, 1868).

Peirce a divisé ces lois de l'inférence en trois formes distinctes : l'induction, la déduction et l'abduction, ou formation d'hypothèses, auxquelles sont attribuées la construction et l'interprétation des signes.

L'abduction, selon Peirce, est la source de toute nouveauté. Pour Peirce, cependant, l'esprit humain n'est pas enfermé dans la peau d'un organisme individuel. Au contraire, l'organisme est enfermé dans un réseau sémiotique, un réseau de signes et de relations de signes qui sont le support de son existence mentale. Son esprit n'est pas plus intérieur qu'extérieur. Il est les deux, comme Peirce l'a illustré dans son célèbre exemple de l'encrier. Dans un passage provocateur, éminemment généralisable et remarquablement contemporain, Peirce écrit : "Un psychologue m'enlève un lobe du cerveau (nihilanimale a me alienum puto) et ensuite, quand je trouve que je ne peux pas m'exprimer, il dit : "Vous voyez, votre faculté de langage était localisée dans ce lobe". C'est certain, et s'il avait volé mon encrier, je n'aurais pas pu continuer la discussion avant d'en avoir un autre. Oui, les pensées mêmes ne me viendraient pas à l'esprit. Ainsi, ma faculté de discussion est également localisée dans mon encrier. (CP 7.366) L'existence mentale est une sémiose incarnée. La production et l'interprétation des signes par lesquels nos pensées viennent à nous, et nous venons aux pensées, dépendent d'outils sémiotiques objectivement disponibles, exactement comme Peirce dépendait de son encrier métaphorique et réel.

Cette idée a été développée et généralisée par la riche tradition psychologique initiée par Vygotsky. La tradition sémiotique dérivée du projet structuraliste issu du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure rejoint les affirmations de Peirce et d'Eco.

Cette concordance est résumée dans l'affirmation laconique d'Elmar Holenstein selon laquelle le structuralisme "attire notre attention sur l'attachement de la constitution subjective du monde aux systèmes de signes" (Holenstein, 1976, p. 5). Mais ce n'est pas seulement la constitution du monde qui est en cause, c'est aussi la constitution de la subjectivité elle-même.

L'affirmation de Peirce selon laquelle l'esprit est un signe en développement trouve son pendant dans la déclaration de Roland Barthes selon laquelle "l'homme s'articule jusqu'au plus profond de son être en plusieurs langues" parce que "la psyché elle-même s'articule comme une langue" (Barthes, 1977, p. 47).

Le problème sémiotique, cependant, est de savoir comment le langage lui-même est structuré et comment il doit être modélisé. Même si le langage est le système sémiotique par excellence, comme cela est presque universellement admis, cela signifie en réalité que, bien qu'il exemplifie les caractéristiques de la sémiose, cela n'implique pas qu'il les établisse ou qu'il fonctionne comme le modèle principal de la sémiose.

La sémiotique, ou théorie générale des signes, a pour tâche de construire un modèle sémiotique suffisamment complet pour définir les conditions ultimes de la sémiose, quelles que soient les formes de signes qu'elles prennent. La sémiotique veut schématiser les distinctions les plus fondamentales entre les différents systèmes de signes, parmi lesquels le langage peut ou non avoir une certaine primauté ou primordialité.

Vers la fin de son livre, Eco poursuit en disant que "la sémiotique ne peut définir le sujet de chaque acte de sémiose que par des catégories sémiotiques ; ainsi, le sujet de la signification n'est rien d'autre que le système continuellement inachevé des systèmes de signification qui se réfléchit lui-même" (1976, p. 315). La spirale sans fin de la sémiose (ou des sémioses) est une oscillation dynamique perpétuelle entre deux seuils intrinsèquement liés, un seuil supérieur de systèmes de signes et de significations de toutes sortes circulant dans la société en tant que formes culturelles et un seuil inférieur défini par les limites du corps vécu en tant que matrice d'activités vécues, mais non explicitement articulées.

Le problème auquel sont confrontées toutes les théories traitant de l'esprit et de ses matrices socioculturelles est de savoir comment modéliser l'ensemble de ce processus - ou les ensembles de processus se déroulant entre ces deux limites. Et il faut se demander quelle contribution la sémiotique - quelle que soit la façon dont nous définissons sa nature, sa portée et son champ d'application - peut apporter à ce processus de modélisation.

  • Quels types de catégories et de modèles sémiotiques ont été proposés ?
  • Quels sont ceux dont nous avons réellement besoin ?
  • Existe-t-il une manière privilégiée de modéliser ce sujet sémiotique ?

Peut-être, à la lumière de la complexité du sujet sémiotique, n'y a-t-il pas, en fait, de manière privilégiée, mais plutôt les diverses approches de la définition des seuils de sens et de signification et de la logique de la conscience ont des pouvoirs heuristiques de pondération différente pour mettre en avant différents aspects de pertinence et d'importance. Ce fait aurait des implications importantes pour les tâches et les méthodes d'une psychologie culturelle au sens large et pour notre capacité à situer ses intersections avec les préoccupations sémiotiques.

  • Que peut donc, plus spécifiquement, trouver la psychologie culturelle dans la boîte à outils de la sémiotique qu'elle peut et doit utiliser pour ses tâches ?
  • Jusqu'où pouvons-nous pousser la signification ou la sémiose dans la strate perceptive, actionnelle et affective, et dans quelle mesure les processus sémiotiques aux niveaux supérieurs sont-ils caractérisés et conditionnés par des structures d'incarnation sémiotique (et d'autres formes d'incarnation) déjà limitées aux niveaux inférieurs ?
  • Si l'esprit est, pour répéter la formulation de Peirce, un signe qui se développe selon les lois de l'inférence et est, selon la riche et éclairante métaphore de Peirce, un plénum ou un "lac sans fond", comment devons-nous modéliser ce champ de conscience ?
  • Où devons-nous tracer les lignes à travers ce plenum pour que les articulations significatives de la conscience soient différenciées et caractérisées ?
  • Et quel est le rôle exact d'une approche sémiotique dans l'accomplissement de cette tâche ?
  • La sémiotique elle-même indique-t-elle une sorte de limite à ce que l'on pourrait appeler le "principe d'effabilité" - à savoir que l'expérience est mieux caractérisée comme un processus sémiotique ?
  • Ou bien la reconnaissance d'une telle limite est-elle en fait un enrichissement inattendu du cadre sémiotique ?
  • En effet, plus généralement, quelles approches sémiotiques devons-nous utiliser, de manière exclusive ou prédominante, et quelles sont leurs relations les unes avec les autres ?
  • Et qu'est-ce que de telles approches sont censées offrir dans le contexte des problèmes et des enjeux d'une psychologie culturelle ?

La discussion suivante illustrera, sans prétention à l'exhaustivité et avec un penchant certain pour le côté philosophique de la sémiotique, un choix très personnel de réponses possibles à ces questions en esquissant des concepts et des catégories centraux de cinq approches très différentes de la schématisation de la conscience, représentées par C. S.Peirce, Karl Bühler, Ernst Cassirer, Susanne Langer et, comme une sorte de joker philosophique, Michael Polanyi, dont les travaux sur la connaissance tacite et la signification se situent en dehors des courants sémiotiques au sens strict, mais les influencent de manière stimulante.

D'autres, venant d'autres disciplines d'origine, se tourneraient sans doute vers d'autres ressources, mais, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs (Innis, 1982, 1992, 2002, 2009), les penseurs susmentionnés sont d'une valeur extraordinaire.

Encadrement de la matrice sémiotique

C. S. Peirce, en tant qu'initiateur de l'une des traditions les plus puissantes de la sémiotique, propose une approche sémiotique de la conscience et de la structure cognitive qui a pour point focal son caractère dimensionnel essentiel. Bien que cette thèse ne soit certainement pas étonnante à première vue, et qu'elle constitue en fait une thèse centrale de la psychologie culturelle, la façon dont Peirce l'a dérivée et développée l'est.

Peirce a soutenu que les dimensions de la conscience sont en corrélation avec sa différenciation triadique fondamentale et bien connue des signes en icônes, indices et symboles. La conscience illustre et existe dans trois modes sémiotiques différents, correspondant à l'iconicité, l'indexicalité et la symbolicité.

  • L'iconicité est le mode sémiotique fondé sur la ressemblance et est, selon Peirce, illustré par les systèmes de signes composés d'images, de métaphores et de diagrammes, auxquels Peirce a consacré des analyses claires et stimulantes.
  • L'indexicalité est le mode sémiotique qui se fonde sur la connexion existentielle. Elle est illustrée par toutes les espèces de signes qui pointent, qu'il s'agisse de doigts, de directions du regard, de panneaux indicateurs, de traces dans la neige, de symptômes de maladies, de pronoms personnels et relatifs, d'articles définis et ainsi de suite.
  • La symbolicité est le mode sémiotique qui se fonde sur la convention ou la loi. Elle est illustrée par excellence par le langage et les systèmes de notation mathématiques et autres qui présentent un degré élevé de liberté et d'ouverture sémiotiques.

Peirce s'est engagé dans de multiples caractérisations taxonomiques et schématiques de ces types de signes avec leurs subdivisions correspondantes. Ces types de signes sont des cadres sémiotiques dans lesquels et au moyen desquels nous donnons un sens au monde.

Du côté de leur instanciation psychologique, Peirce fait remarquer que la schématisation générale des types de signes en icônes, index et symboles correspond à la sensation, à la réaction et à la synthèse ou, plus généralement, à la prise d'habitudes. Ce sont les trois ingrédients fondamentaux - et même ultimes - de la conscience, bien qu'il ne s'agisse pas d'éléments au sens de Hume, puisque l'engagement de Peirce dans le synechisme impliquait le respect d'un principe de continuité.

  • Un sentiment, selon Peirce, est une conscience immédiate d'une qualité, comme la rougeur, l'amertume, le goût de la quinine ou l'odeur de l'attar. C'est par le biais des sentiments que nous accédons au monde dans sa nature et que nous le faisons sans comparaison. Peirce l'a appelé de façon lumineuse "primisense", exploitant l'ambiguïté du "sens" en tant que pouvoir et type de signification.
  • Une réaction est un sentiment ressenti de résistance, d'interruption, d'entrée dans la conscience de quelque chose d'autre, comme se heurter à une porte fermée ou être surpris par un sifflement soudain. Peirce appelle en conséquence cette dimension de la conscience "altersens".
  • La loi ou la convention apparaît psychologiquement comme une synthèse réalisée ou une habitude rationnelle. La vie humaine consiste de plus en plus en la construction et la reconstruction rationnelles d'habitudes, y compris, au seuil inférieur, d'habitudes perceptives où les inégalités et les particularités résistantes sont synthétisées ou transformées en unités. Peirce appelle cette dimension de la conscience "medisense".

Il est important de réaliser que, pour Peirce, il s'agit de dimensions simultanées et présentes de la conscience en tant que telle. Dans la mesure où le "primisense" ou la conscience qu'explore le monde à travers des systèmes de ressemblances objectivés et exprimés, Peirce demanderait à une psychologie culturelle consciente de l'asémiotique d'explorer les manifestations culturelles et la variabilité de notre sens de la recherche des ressemblances et de leur capture dans des systèmes de signes iconiques.

Une telle psychologie culturelle développerait avec de nouveaux outils la notion avec laquelle travaille : que les ressemblances ne sont pas seulement, dans certains cas, "données" mais plutôt "prises". Voir une ressemblance sur la base de qualités partagées - en particulier de domaines apparemment éloignés les uns des autres - c'est accomplir un acte interprétatif et sémiotique. C'est une activité à la fois spontanée et méthodiquement poursuivie.

Une sémiotique peircéenne orienterait une partie du programme de recherche de la psychologie culturelle vers l'étude de la variabilité de la formation des images, des différents réseaux métaphoriques et des conditions variables dans lesquelles les expressions diagrammatiques et les formes d'argumentation se sont développées.

A la phénoménologie sémiotique du contenu interne de ces formes et de leur développement historique, dont Peirce a fourni les bases, la psychologie culturelle ajouterait une dimension génétique et explicitement socioculturelle. La sémiotique et la psychologie culturelle travaillent ici main dans la main.

Quant à la dimension de l'altersens, c'est celle des index ou des indices. Les indices naturels appartiennent à la strate la plus élémentaire de la lecture de la nature, du suivi des traces, de la détermination des traces et des indications pertinentes. Il existe une grande variabilité à cet égard, comme nous l'ont montré les anthropologues. Les esquimaux lisent les traces de leur environnement peu différencié (pour nous) avec autant de confiance que les habitants de la forêt tropicale lisent les traces de leur environnement abondant. Un Bédouin chez lui dans un paysage désertique voit des différences qui sont imperceptibles pour le citadin. L'intelligence naturelle à ce niveau, ou dans cette dimension, qui inclut les sphères animale et humaine, est commune à tous les organismes. Elle est liée à l'acuité sensorielle mais aussi au fait d'être câblé pour répondre aux signaux sensoriels en raison du corps dont on a hérité génétiquement.

La psychologie écologique et environnementale, certainement des composantes d'une psychologie culturelle complète, doit explorer ces domaines en compagnie d'une phénoménologie sémiotiquement informée. Mais l'intelligence naturelle formée et habituée s'étend plus loin, jusqu'à des indices qui, bien que naturels en un sens, sont également discernés et peut-être même déterminés par la culture. Je pense ici spécifiquement à des phénomènes tels que les symptômes de maladie, les lapsus, les gestes involontaires, etc. qui indiquent, au-delà d'eux-mêmes, des objets et des états d'âme. Les indices conventionnels englobent tous les signes indicateurs de toutes sortes que nous avons construits pour nous diriger dans le monde, y compris, évidemment, le langage dans sa dimension indicielle. Mais on pourrait dire sans exagérer que la science naturelle, dans son versant technologique, est aussi une manière de capter les signes de la nature ou même de pousser la nature à émettre des signes. Dans ce sens, la science naturelle serait un ensemble de pratiques qui s'intéressent à ce qui est considéré comme pertinent et serait soumise à tous les facteurs subjectifs qui conditionnent les modèles d'attention.

Une fois de plus, la psychologie culturelle pourrait considérer l'histoire des sciences comme un ensemble variable de modèles d'attention aux particularités et d'attribution de pertinence aux liens expérimentés.

  • Comment cela se fait-il ?
  • Pourquoi certains liens sont-ils établis plutôt que d'autres ?

Pour répondre à ces questions, la psychologie culturelle devrait non seulement s'associer à la sémiotique, mais aussi à l'histoire des sciences et à la psychanalyse au sens le plus large. C'est la marque de la mentalité humaine en tant que telle, qui s'appuie sur les dimensions théico-indexiques.

En effet, l'approche humaine du monde est constituée par des formes de médiation tout au long du processus, à mesure que la conscience construit un monde de plus en plus cohérent et interconnecté et qu'elle reconnaît qu'elle le fait, comme le souligne avec force Deacon (1997).

L'accent mis par Peirce sur le sens est destiné à mettre en avant la dimension abductive et interprétative de la conscience et de la cognition. Il implique une sorte de constructivisme sémiotique, c'est-à-dire la thèse selon laquelle le monde est connu par l'interprétation et la production de signes. Et ces différents systèmes, tels qu'ils sont formulés dans les structures objectives, constituent des réseaux variables de concepts surexpérimentés. La conscience symbolique est, en ce sens, motivée sans être causée par un monde objectif putativement accessible en dehors de quelque schéma symbolique.

Pour Peirce, cette dernière alternative est tout simplement impossible. Il n'y a aucun moyen, selon Peirce, d'accéder à la réalité d'une manière indépendante de l'esprit ou du signe, même si l'on affirme qu'il existe une réalité indépendante de l'esprit. Ainsi, l'idée centrale de la sémiotique coïncide avec le projet de recherche de la psychologie culturelle, qui étudie les conditions subjectives et la genèse des structures symboliques objectives.

Dans cette conception, le point central de la psychologie culturelle serait la genèse et le développement des significations dans l'expérience, tandis que la sémiotique elle-même fournirait le cadre formel pour l'analyse des significations de l'expérience. Peirce distingue une dimension grammaticale, une dimension logique et une dimension rhétorique de l'analyse des signes, les representamina, qui sont porteurs de sens.

La tâche d'une grammaire ou d'une syntaxe sémiotique est, comme le dit Peirce, "d'établir ce qui doit être vrai des representamina utilisés par toute intelligence scientifique pour qu'ils puissent incarner un sens quelconque" (CP2.229). Une telle tâche est, à première vue, l'une des tâches appropriées d'une théorie générale des signes. Considérée sous cet angle, au niveau grammatical ou syntaxique, la sémiotique s'intéresse à la constitution interne des signes, à leurs propriétés de définition, à leurs relations mutuelles et à leurs différences essentielles. Elle cherche à déterminer les caractéristiques formelles des types de signes et à les distinguer les uns des autres en fonction de leurs propriétés intrinsèques. La psychologie culturelle, partant de ces propriétés, étudierait les conditions sociales et culturelles de l'apprentissage de ces systèmes de différences, c'est-à-dire la manière dont ils sont perçus et appréhendés. Elle se demanderait également si, en raison de notre incarnation sémiotique dans différents types de signes avec différentes structures syntaxiques, nous développons des stratégies cognitives et des modes de pensée très différents qui influencent notre façon d'appréhender le monde.

La logique sémiotique a pour tâche de déterminer les conditions qui font que les représentations "peuvent valoir pour n'importe quel objet, c'est-à-dire être vraies", c'est-à-dire que la logique proprement dite est la science formelle des conditions de vérité des représentations (CP 2.229). Vu sous cet angle, sur le plan logique, la sémiotique s'intéresse aux bases des relations des signes avec leurs objets, et non à leurs différences syntaxiques ou grammaticales : ressemblance dans le cas des icônes, connexion existentielle dans le cas des indices, convention dans le cas des symboles. Ces bases ont une réalité psychologique, mais il n'appartient pas à la sémiotique de les explorer. Il s'agit plutôt de cadres inter-préventifs à utiliser par la psychologie culturelle dans ses investigations sur la variabilité des contenus dans l'appropriation mentale du monde dans différents contextes socioculturels.

La psychologie culturelle étudierait cependant quelles formes iconiques circulent dans la société, quels signes indexicaux interviennent et structurent la sensoria sociale et individuelle, et quels symboles structurent le monde de la vie à ses nombreux niveaux. En cela, il semblerait qu'une fois de plus, la sémiotique et la psychologie culturelle, vues à travers les yeux de Peirce, travailleraient main dans la main (voir Valsiner & vander Veer, 2000). La tâche d'une rhétorique sémiotique, selon Peirce, est "d'établir les lois par lesquelles, dans toute intelligence scientifique, un signe donne naissance à un autre, et surtout une pensée donne naissance à une autre" (CP2.229).

Vue sous cet angle, la sémiotique s'intéresse à la relation des signes avec leurs utilisateurs, qu'il s'agisse de connections pleines de sens, de producteurs ou de récepteurs.

Du côté objectif, la sémiotique étudierait les formes d'argumentation, les lois de la naissance des idées dans la conscience d'autrui, tandis que la psychologie culturelle tenterait de situer ces formes dans des matrices et des situations distinctes.

Un exemple clair de cela, qui englobe également les aspects syntaxiques et logiques, est The Geography of Thought (2003) de Nisbett. Il est évident qu'il existe un lien important entre les deux disciplines dans ce domaine. Le projet sémiotique de Peirce présente donc de manière intégrée un ensemble d'outils conceptuels, de modèles ana-ytiques et d'indications heuristiques. Mais ce ne sont pas seulement les schémas triadiques bien connus de

  1. Sentiment, réaction et synthèse ;
  2. Icône, index et symbole ; ou
  3. Syntaxe, sémantique et rhétorique

qui caractérisent le projet de Peirce et fixent les tâches d'une théorie sémiotique développée qui fournirait le lien avec la psychologie culturelle.

Peirce souligne que pour comprendre ce qui est impliqué dans tout acte ou processus de sémiose, ou de création de sens, il y a cinq facteurs à prendre en compte.

  1. Les signes font connaître leurs
  2. Objets à travers leurs effets signifiants - c'est-à-dire leurs
  3. Interprètes, ou dans un
  4. interprète, et ils le font, comme le dit Peirce,
  5. "non pas à tous égards, mais en référence à une sorte d'idée, que j'ai parfois appelée le fondement du representamen" (CP 2.228).

Peirce comprend cette notion "dans une sorte de sens platonique, très familier dans le langage courant" (CP 2.228). Elle semble être introduite pour maintenir la continuité de la référence d'une pensée à différents moments.

Mais il s'agit aussi clairement de mettre en évidence la dimension aspectivale de la relation d'un signe à son objet ou à un ensemble de conditions de fond pour une sémiose réussie.

La sémiosphère

Il est important de noter que le modèle complexe de Peirce, avec sa différenciation des types de signes, sa spécification des ingrédients de la conscience, sa délimitation des facteurs de la sémiose, ne s'applique pas seulement au seuil supérieur de la sémiose, où nous avons affaire à des systèmes de signes circulant objectivement qui constituent l'ordre culturel ou ce que Lotman (1990) a appelé la sémiosphère.

Elle s'applique également au seuil inférieur, là où l'organisme qui ressent, agit et perçoit commence à tracer les lignes du continuum de l'expérience. Ceci est de la plus haute importance pour comprendre l'émergence du sens et les situations variables et culturellement définies dans lesquelles il se produit, ce qui est la préoccupation principale de la psychologie culturelle.

Pour Peirce, la cognition est un continuum, pondéré différemment à différents niveaux et étapes, mais avec les mêmes ingrédients à chaque niveau et étape. Le sentiment, la réaction et les habitudes de synthèse sont, comme le dit Peirce, "les ingrédients constants de notre connaissance" et résultent des "tendances congénitales de l'esprit" (CP 1.374).

En un sens, comme Peirce le formule dans une sorte de mode scolastique, ils peuvent être compris comme "trois parties ou facultés de l'âme ou modes de conscience" (CP 1.374) - quel que soit le niveau ou la matrice culturelle dans laquelle la conscience est incarnée. Peirce résume les trois catégories de la conscience dans le texte compressé suivant : ...

  • premièrement, le sentiment, la conscience qui peut être incluse avec un instant de temps, la conscience passive de la qualité, sans reconnaissance de l'analyse ;
  • deuxièmement, la conscience d'une interruption dans le champ de la conscience, le sens de la résistance, d'un fait extérieur, d'une autre chose ;
  • troisièmement, la conscience synthétique, liant le temps ensemble, le sens de l'apprentissage, de la pensée.

Si nous acceptons, comme je l'ai proposé, d'appeler le seuil inférieur le "seuil affectif-actionnel-perceptuel" et le seuil supérieur le "seuil symbolique", je pense que nous pouvons voir qu'en termes peirciens, ils sont tous deux intrinsèquement sémiotiques et peuvent être modélisés de la même manière.

La conscience affective-actionnelle-perceptuelle instancie les catégories de la sémiose tout autant que la conscience culturelle explicite. Pour Peirce, un objet à ce niveau est composé d'un premier élément - une nature qualitative - et d'un deuxième élément - un ensemble de particularités résistantes - réunis en un tout au moyen d'un troisième élément - une loi ou une habitude synthétique, voire synthétisante. Un tel objet est une configuration de moments iconiques/qualitatifs, indexicaux/réactifs et symboliques/médiateurs.

Les objets perceptuels émergent d'un champ de caractères qualitatifs et de particularités indexicales synthétisés par l'interprète ou le sujet connaissant.

Pour Peirce, de manière assez générale, "chaque type de conscience entre dans l'intocognition" (CP 1.381).

Bien que, comme le dit Peirce, les sentiments "forment la chaîne et la trame de la cognition" et que la volonté, sous la forme de l'attention (à l'autre), y entre constamment, la conscience perceptuelle, lorsqu'elle est menée à son terme, n'est ni un sentiment ni un sens polaire. C'est "la conscience du processus, et ceci sous la forme du sens de l'apprentissage, de l'acquisition, de la croissance mentale". Elle ne peut être immédiate car elle ne peut être "contractée en un instant". C'est "la conscience qui lie notre vie ensemble. C'est la conscience de la synthèse" (CP 1.381) - ou, plutôt, la conscience synthétique.

Une psychologie culturelle sémiotiquement informée explorerait donc l'ensemble des configurations et panoplies culturellement variables des sentiments, des formes d'attention à l'autre et des constructions symboliques. Elle n'est pas réductible à la psychologie cognitive dans un sens restreint. Ainsi, le champ affectif-actionnel-perceptuel et le champ culturel, caractérisés par des systèmes de signes circulant objectivement, sont informés par les trois modalités sémiotiques et ne doivent pas être considérés comme une opposition polaire entre des niveaux inférieurs et supérieurs réifiés. Les mêmes éléments ou ingrédients sont présents à tous les niveaux, bien qu'ils puissent être pondérés différemment ou mis au premier plan dans une instance spécifique d'accès au monde. Les icônes, en tant que signes objectifs, sont les prémices de la tiercéité, les indices les deuxièmes de la tiercéité, et les symboles les troisièmes de la tiercéité.

C'est le fondement de l'intuition centrale de Deacon (1997) sur la spécificité de l'espèce symbolique, qui introduit une réelle complexité dans les tâches d'une psychologie culturelle fine et phénoménologiquement aiguë : elle doit osciller entre le bas et le haut.

Cela implique également, à l'échelle humaine, que le champ symbolique, ou plus généralement la médiation du tiers, pénètre et imprègne les sphères du sentiment et de l'action.

Le sujet sémiotique - c'est-à-dire le moi sémiotique qui fait l'objet d'une psychologie culturelle - est, selon le modèle peircien, un champ tridimensionnel ou à trois couches, auto-assemblage et, au niveau réflexif, auto-interprétation. En effet, à la stratification de l'interprète, ou moi sémiotique, correspond, si l'on se réfère aux facteurs de la sémiose, la stratification des types d'interprètes qui qualifient ce sujet.

L'intuition révolutionnaire de Peirce est qu'un signe ou une configuration de signe donne lieu à des effets significatifs propres aux utilisateurs. Les interprétants sont les significations des signes ou des configurations de signes.

Mais, comme l'affirme la sémiotique peircéenne, la signification d'un signe peut être

  1. Une émotion, un sentiment ou un affect ;
  2. Un modèle d'actions, une dépense d'énergie et d'effort, une attention à l'autre d'une manière ou d'une autre ; ou
  3. Un concept ou une idée, quelque chose appartenant à l'ordre logique des médiations.

Mais plutôt que de les considérer comme distincts, la sémiotique peircéenne nous invite à les considérer comme des dimensions de la signification des signes ayant un poids différent selon les contextes et les situations. La particularité et la richesse du modèle de sémiotique et de sémiose de Peirce est que ces types d'interprètes nous permettent d'accéder au domaine des significations d'une manière à la fois structurée et phénoménologiquement ouverte. Une fois encore, ils nous disent ce qu'il faut chercher, mais ils ne nous disent pas ce que nous allons trouver.

Ainsi, une approche peircéenne de la compréhension du sujet sémiotique, le côté socio-psychologique qui est le thème de la psychologie culturelle, en utilisant la typologie des signes et leurs effets significatifs comme structure d'accès au champ perceptif en particulier - une unité de sentiment, de réaction et de synthèse ou de qualités, de résistances et d'unités - nous permet de modéliser le champ de la conscience, également au niveau supérieur, généralement dans ses dimensions individuelles et sociales.

Le champ objectif des signes, dans lequel nous sommes incarnés et qui circule de manière extra et intrapsychique, devient une structure d'accès au monde intérieur et extérieur.

Entre ces deux mondes, il n'y a pas de division de principe, comme le soutenait Peirce dans ses premiers articles de 1868, avec leur puissante attaque contre l'introspection et l'intuition non médiatisée de ses états mentaux. L'accès à soi-même est toujours médiatisé, tout comme l'accès au monde du soi est toujours médiatisé.

Le soi sémiotique (voir Wiley, 1994) est en général un signe qui se développe sur les trois niveaux des sentiments, des réactions/résistances et des synthèses médiatrices. Et l'accès au monde de ce soi sémiotique se fait par les formes de sens répertoriées dans la grande typologie des signes.

La sémiotique de Peirce, de cette façon, croise et offre des outils analytiques à la psychologie culturelle et, en fait, elle nous offrirait une façon d'interpréter, et peut-être de réinterpréter, les résultats de la psychologie culturelle, du moins à certains égards. Connaître le monde implique des processus concrets de production et d'interprétation de signes, d'être pris dans un jeu d'inférence, d'être incarné dans ses instruments spéculatifs, qui, dans le cas de Peirce, correspondent à la grande division des signes en icônes, indices et symboles. Ils sont, en tant que cadres ultimes de tous les systèmes d'expression, des trajectoires objectives, des vecteurs ou des porteurs de conscience, avec leurs propres logiques et grammaires internes, différenciées et historiquement émergentes.

La fertilité heuristique du schéma catégoriel sémiotique de Peircean, qui est effectivement puissant, n'épuise cependant en aucune façon la contribution substantielle possible de la sémiotique aux tâches d'une psychologie culturelle. D'autres thématisations sémiotiques ou sémiotiquement pertinentes du champ de la conscience posent des grilles assez différentes sur les phénomènes de la conscience en général et, ce faisant, approfondissent, élargissent et recentrent le problème de la nature des distinctions ultimes à établir dans la plénitude de la conscience en tant que telle et de la question de savoir si elles sont universelles ou culturellement déterminées. Ils nous aident à mieux cerner les fondements de l'aspect psychologique du jeu des signes dans la vie humaine. Ils illustrent également à leur manière le caractère de la sémiotique et nous obligent à reconnaître que tous les modèles sémiotiques, ou les modèles ayant une importance intrinsèquement sémiotique, sont pragmatiques.

La sémiotique fait partie d'une boîte à outils complète pour analyser la construction des significations, mais elle n'est pas une super-science qui nous dit à l'avance tout ce que nous pouvons, ou devrions, savoir.

La situation du langage

Un autre lien étroit entre la sémiotique et les tâches d'une psychologie culturelle est illustré par la schématisation alternative d'un événement semiosique, point focal de la sémiotique, proposée par le grand psychologue allemand du langage, Karl Bühler, dont le chef-d'œuvre, la Théorie du langage, est un exemple classique de la fusion des thèmes sémiotiques, philosophiques et psychologiques (Bühler, 1934/1965).

Karl Bühler (1879-1963) psychologue et théoricien du langage allemand

Bühler a formulé son schéma, qu'il a appelé le "modèle organon" du langage, avec une intention sémiotique (ou, comme il l'a appelé, sématologique) explicite, mais sans le recours à des catégories métaphysiques ou à une taxonomie philosophique, qui a marqué l'approche de Peirce. Néanmoins, bien qu'il mette en lumière un schéma de relations légèrement différent de celui de Peirce, il montre que les catégories explicitement sémiotiques sont à la fois utiles et nécessaires pour modéliser les lignes de base du champ de la conscience au sens large et pour établir les contours de base de la structure cognitive qui doit être remplie par une psychologie culturelle complète et méthodologiquement consciente d'elle-même.

C'est d'autant plus important que le travail de Bühler était marqué à la fois par la sophistication méthodologique et la précision philosophique.

Bühler, sans se référer à la définition de Peirce des cinq facteurs de la sémiose, a schématisé les caractéristiques fondamentales de l'événement sémiosique focal de la façon suivante, illustrée dans le cas du langage : le cercle/triangle au milieu du diagramme représente l'événement du signe dans sa réalité matérielle et formelle.

ühler’s Organon Model of Language
Bühler’s Organon Model of Language

 

Il est important de reconnaître cette dualité : l'événement-signe a un côté concret et un côté abstrait. Le schéma de Bühler représente le domaine englobé par les cinq facteurs de Peirce, mais avec quelques différences intéressantes et cruciales, notamment un facteur qui n'apparaît pas dans le schéma mais qui est néanmoins d'une importance cruciale pour la psychologie culturelle.

Bühler, pour sa part, explique son schéma de la manière suivante, dans laquelle j'ai interpolé entre parenthèses une glose traductionnelle pour généraliser le schéma au-delà du niveau purement linguistique. En regardant de cette façon, il devient évident que d'autres questions que celles traitées par Peirce sont introduites ou, du moins, sont rendues plus explicites et ont un poids différent.

Bühler écrit : "Le cercle du milieu symbolise le phénomène acoustique concret [configuration du signe ou événement du signe]. Trois facteurs variables lui confèrent le statut de signe de trois manières différentes. Les côtés du triangle inscrit symbolisent ces trois facteurs. D'une part, le triangle entoure moins que le cercle (illustrant ainsi le principe de la pertinence abstractive) ; d'autre part, il dépasse le cercle pour indiquer que ce qui est donné aux sens reçoit toujours un complément aperceptif.

Les lignes parallèles symbolisent les fonctions sémantiques du signe linguistique (complexe) [configuration de signes]. Il est un symbole en raison de sa coordination avec des objets et des états d'air, un symptôme (Anzeichen, indicium : index) en raison de sa dépendance à l'égard de l'émetteur, dont il exprime les états intérieurs, et un signal en raison de son appel à l'auditeur, dont il dirige le comportement intérieur ou extérieur comme les autres signes communicatifs. (Bühler, 1934, p. 35)

Il est clair que la coordination d'une configuration de signes avec des objets et des états de choses, que Bühler attribue au symbole, s'accomplit de trois manières : iconique, indicielle et symbolique.

Les trois formes de cette coordination sont illustrées dans la langue.

Pour Bühler, ce sont tous des modes sémiotiques de représentation, un terme partagé par Bühler et Peirce, et le travail logique propre d'un signe ou d'une configuration de signe. Ces modes sont différenciés (comme on l'a noté) par Peirce en fonction de leurs différentes bases de coordination : la ressemblance pour l'iconicité, la connexion existentielle pour l'indexicalité, et la convention pour la symbolicité. Mais pour Bühler, ils sont tous des modes de représentation en ce qu'ils sont dirigés vers un monde objectif.

La représentation, que Durst-Andersen (2009) généralise à la modélisation, se produit selon trois modes lorsque nous nous orientons vers des objets et des états d'air. La relation du signe ou de la configuration de signes avec l'émetteur ou l'énonciateur de la configuration de signes linguistiques n'est cependant pas analysée par Bühler en fonction d'une intention privée. Ceci est très important pour la psychologie culturelle. Bühler considère plutôt que la configuration des signes comporte des moments, objectivement discernables, qui révèlent les attitudes et orientations subjectives du locuteur, qui n'a pas besoin d'être un individu identifiable. Ces moments appartiennent à des formes sociales.

Les moments sont lus à partir de l'événement sémiosique objectif, et non à partir de la subjectivité privée du locuteur, qui s'incarne pourtant en eux. En fait, le locuteur les utilise et, dans des circonstances créatives, les modifie ou crée des moments inédits.

Peirce, dans un autre contexte, parle de la "qualité matérielle" de toute configuration de signe, ce que j'appellerais sa "sensation distinctive". Cette qualité est intrinsèquement liée aux propriétés expérimentées subjectivement de la configuration de signes, qui sont des faits sociaux.

Pour prendre un exemple, Bühler remarque que si les "marques de craie tracées par les mathématiciens et les logiciens sur le tableau noir contiennent toujours un résidu expressif", en retraçant le degré d'effort, le soin de l'exécution, la clarté de la formulation matérielle, le poème du poète lyrique ou la litanie construite offre "un rendement plus riche" de caractéristiques expressives. Les types de caractéristiques expressives d'un énoncé, ou d'un événement de signe objectivement accessible, révèlent des formes de subjectivité, volontairement ou involontairement - un point dont Langer a fait une pièce maîtresse de sa théorie de l'art (voir Langer, 1953).

Mais ces caractéristiques peuvent être codées et partagées socialement. Les formes de subjectivité exprimée sont des formes sociales, comme l'a montré le philosophe pragmatiste et psychologue social américain G. H. Mead, et non des possessions privées d'un sujet épistémologique ou psychologique isolé.

Les cultures incarnent ces formes et sont façonnées par elles.

Quant à la relation de la configuration du signe avec le récepteur du signe, elle est le lieu de ce que Bühl appelle la fonction appellative ou la dimension rhétorique de Peirce. Le but est ici d'orienter le récepteur, d'abord en termes de comportement, dans des directions spécifiques, ce qui donne lieu à l'interprétant énergique de Peirce. Mais de manière importante, Bühler fait également référence à l'interprétant affectif de Peirce, à l'information de la subjectivité du récepteur en termes de qualités affectives. Et, de plus, il indique le partage d'une orientation objective vers les objets et les états de choses.

L'objectif de la fonction appellative est donc également capable de guider les orientations perceptives et conceptuelles du récepteur, à condition qu'il partage la même situation que le locuteur.

Bühler souligne à juste titre que ces émotions - représentation, expression et appel - sont des concepts sémantiques.

Bien qu'il admette la dominance relationnelle de la fonction de représentation du langage pour les humains (confirmée et argumentée, comme je l'ai déjà indiqué, avec des détails neurologiques et en termes peircéens par Deacon), Bühler est très clair sur le fait que la relation aux objets et aux états de choses "ne capture pas tout ce pour quoi le son est un phénomène médiateur, un médiateur entre le locuteur et l'auditeur" (1934, p. 37).

Bühler ajoute ensuite un commentaire qui, à mon avis, concerne la notion floue de Peirce d'un terrain, sur lequel la psychologie culturelle pourrait certainement apporter un éclairage empirique.

Bühler, en tant que psychologue du langage, parle d'une "situation de parole", une notion qui peut être généralisée. Il souligne que. Chacun des deux participants a sa propre position dans la composition de la situation de parole, à savoir l'émetteur en tant qu'agent de l'acte de parole, en tant que sujet de l'action de parole, d'une part, et le récepteur en tant qu'interlocuteur, en tant que destinataire de l'action de parole, d'autre part. Ils ne font pas simplement partie du message, ils sont plutôt les partenaires d'un échange, et c'est finalement la raison pour laquelle il est possible que le son, en tant que produit médial, ait une relation significative spécifique à chacun, à l'un et à l'autre séparément. (1934, pp. 37-38)

En généralisant, ce n'est pas seulement la parole ou le langage en tant qu'événement médial, mais toute configuration de signes quelle qu'elle soit qui est en cause. Dans toute situation de parole, ou de production et d'échange de signes, n'importe laquelle des trois relations peut être dominante et se trouver au premier plan, bien que Roman Jakobson (1960) ait récemment étendu les relations à six (en ajoutant les fonctions poétique, phatique et métalinguistique aux trois fonctions initiales de Bühler). Evitons ces complications dans le contexte actuel et considérons la thèse de Bühler :.

Chacune des trois relations, chacune des trois fonctions sémantiques des signes linguistiques révèle et identifie un domaine spécifique des phénomènes et des faits linguistiques... L'expression dans la langue et l'attrait dans la langue sont des objets partiels pour toute la recherche linguistique et présentent donc leurs propres structures spécifiques par rapport à la représentation dans la langue. En bref, la poésie lyrique et la rhétorique ont quelque chose de spécifique à elles-mêmes qui les distingue de la poésie épique et du drame ; et leurs lois structurelles sont encore plus manifestement différentes de la loi structurelle de la représentation scientifique. (1934, p. 39)

Une sémiotique complète thématiserait ces lois structurelles à la fois en général et, dans le mode herméneutique, dans des cas particuliers. Elle étendrait l'analyse en termes de fonctions sémantiques à l'ensemble des phénomènes culturels, qui n'ont pas tous à réaliser toutes ces lois. Elle étudierait les nombreuses caractéristiques objectives que ces lois structurelles affichent ou manifestent. L'approche de la psychologie culturelle, non seulement du langage mais aussi des phénomènes culturels en général, devrait tenir compte de toutes les façons dont ces trois (ou six, si nous suivons Jakobson) relations sémantiques sont codées. Elles sont clairement définies et constituées socialement.

En effet, l'accent mis sur la situation de l'événement de parole, ou de tout événement sémantique, y injecte un élément culturel distinctif, un élément qui est dialogique au plus haut point.

A cet égard, les recherches de Bühler recoupent les travaux de Bahktin sur la nature polyphonique de la situation verbale et de l'interaction verbale, comme l'a montré Durst-Andersen (2009).

Bühler, d'une certaine manière en parallèle avec Peirce mais sans aucune référence à lui, propose dans son ouvrage prémonitoire, Die Krise der Psychologie (1927), d'utiliser ces trois fonctions sémantiques pour modéliser l'ensemble de la réalité des perceptions et de distinguer trois types de psychologie autonomes mais apparentés : une psychologie expérientielle, une psychologie comportementale et une psychologie culturelle.

La thèse centrale proposée par Bühler est que les trois fonctions sensorielles illustrées par les types de signes que sont les symptômes/indices, les signaux et les symboles peuvent être utilisées pour donner un compte-rendu théorique des perceptions [Wahrnehmungen] de manière assez générale, une notion certes assez large (1927, p. 75).

La psychologie de l'expérience traite des indices, la psychologie du comportement traite des signaux et la psychologie culturelle traite des symboles.

  • En conséquence, les Sinnesdaten - ce qui est donné dans le champ de l'expérience - remplissent trois fonctions sémantiques différentes en structurant les rapports de l'homme avec le monde naturel et le monde social. En tant qu'indices [Anzeichen], certains phénomènes indiquent à la fois les propriétés des objets et l'intégrité des sujets associés, fondant le jugement perceptif [Wahrnehmungschluss] dont le contenu est un Sachverhalt ou un état de choses dans le monde commun extérieur et dans le monde de l'intériorité. Bühler situera la psychanalyse dans la dimension indicielle.
  • En tant que signaux, les configurations de signes "données" suscitent et orientent le comportement ou l'action de sous-objets dans des situations ou des champs actionnels et pragmatiques partagés, où il y a un émetteur et un récepteur, qui n'ont pas besoin d'être des agents thématiquement intensifs.
  • En tant que symboles, les configurations de signes peuvent être iconiques (abbildend) ou signifiantes par connexion existentielle ou conventionnellement, c'est-à-dire en symbolisant ou en indiquant objectivement.

Selon Bühler, du point de vue du sujet, le jeu des signes dans l'expérience - tant naturelle que sociale - déclenche et oriente

  1. La perception au sens le plus large possible,
  2. Le comportement et
  3. La compréhension.

Bühler, qui écrit en tant que psychologue philosophique, nous amène à nous engager dans un encadrement sémiotique de la perception, du comportement et de la compréhension symbolique, tout en montrant qu'il n'y a pas de fossé radical entre les seuils inférieurs et supérieurs, tant au niveau descriptif qu'opérationnel.

Pourtant, la triade de Bühler n'est pas la triade de Peirce : sentiment, action et synthèse médiatrice, mais perception, comportement et forme objective. Ce sont clairement des formes sociales, remplies de contenu culturel et suivant des lois conditionnées par la culture.

Un autre trait distinctif de la position de Bühler, qui rejoint la psychologie culturelle, est l'accent qu'il met sur la diacrise et sur le principe de la pertinence abstraite, deux concepts entrelacés qui sont d'une grande importance pour déterminer les "formes de sens", dont la psychologie culturelle cherche à établir les conditions du point de vue psychologique.

Bühler utilise avec perspicacité et intelligence la perception d'un mot-signe comme une clé heuristique pour comprendre non seulement la perception et le comportement mais aussi tout le champ de l'expérience. L'analyse, analogue mais non identique à la proposition de Peirce, révèle quelque chose d'essentiel sur le seuil inférieur. Ce seuil est lui-même modelé en fonction de la constitution et de la perception du signe linguistique.

Néanmoins, Bühler ne propose pas que les objets perçus ou les structures de comportement soient de type linguistique, ni que le domaine des formes objectives soit considéré en soi comme de type linguistique.

Plus spécifiquement, Bühler nous invite à recourir ici à la distinction entre phones et phonèmes, une distinction bien connue dans les milieux linguistiques et très discutée à l'époque où il écrivait. Elle est, à mon avis, d'une importance fondamentale et permanente pour comprendre ou schématiser les formes cognitives à l'aide des catégories sémiotiques.

Les téléphones sont des entités matérielles ; les phonèmes sont des entités formelles, des systèmes de différences significatives immanentes à la réalité phonique.

Cette distinction banale, affirme Bühler avec perspicacité, indique les pouvoirs perceptifs spécifiques que nous possédons. Bühler remarque : "Les phonèmes sont des marques sonores dans la réalité tonale du mot et on peut les compter dans chaque mot. Mais l'image du mot est aussi de type Gestalt, elle a une face ou un aspect sonore, qui change aussi comme un visage humain dans le cours changeant de la fonction expressive ou appellative (Bühler, 1934, p. 258).

En effet, on ne peut qu'approuver le commentaire de Bühler selon lequel il existe une remarquable "constance de la signalisation phonématique des mots-images au cours du changement de leur face sonore" (p. 259). Leur forme sonore est un type qui détermine tout jeton particulier de lui-même, une distinction que l'on retrouve également chez Peirce.

En fait, pour aller plus loin, Bühler ajoute une précision : Le "visage" et les "traits descriptifs" sont des noms figurés pour deux, et non pour une seule et même méthode pour garantir leur fonction diacritique, car le "visage", dans notre sens, appartient au domaine des Gestalten et les "traits descriptifs" appartiennent essentiellement, soit complètement, soit extensivement, au domaine des "connexions sommatives" [Undverbindungen]" (p. 2).

La phonologie, pour Bühler, s'intéresse à des types spécifiques d'invariants différentiels, des types abstraits, qui sont présents dans le fonds sonore inépuisable [Lautschatz] d'une langue.

Ce n'est pas la tâche de la psychologie culturelle, mais de la linguistique, de les déterminer.

Mais la psychologie culturelle doit reconnaître les pouvoirs nécessaires pour les saisir et rechercher les invariants différentiels dans les contextes culturels de l'expérience.

Dans le cas du langage, ces invariants sont des unités idéales, des classes uniques de sons fonctionnant comme des notae [Kennzeichen] dans le tout sonore [Lautgestalt]. Ce sont des unités fonctionnelles, et non substantielles. La diacrisie, comme le montre Bühler, vise à distinguer ces unités fonctionnelles et, à travers elles, à saisir le mot comme une unité remplie de sens. Or, ce sont précisément les unités remplies de sens de toutes sortes et à tous les niveaux de complexité qu'une psychologie culturellement informée partage avec la sémiotique comme objet.

La psychologie culturelle thématise les conditions individuelles et sociales d'émergence et d'intériorisation de ces unités, tandis que la sémiotique découvre et analyse leur "logique" et leur "contenu".

De cette notion de "reconnaître les différences qui font une différence" (une anticipation du travail de Gregory Bateson qui a fait de cette idée un élément central de ses propres réflexions), Bühler tire son principe de pertinence abstractive, qui a une importance épistémologique permanente malgré ce qui ressemble à un contexte plutôt scolastique et analytique. Dans le cas des signes porteurs de sens, la situation est telle que la chose sensible, cette chose perceptible à laquelle nous avons immédiatement affaire, n'a pas à entrer dans la fonction sémantique avec toute la pléthore de ses propriétés concrètes.

C'est, en termes simples, le principe de la pertinence abstractive (Bühler, 1931, p. 38).

La règle heuristique que Bühler donne à la psychologie culturelle est d'étudier les systèmes de pertinence dans toutes les situations porteuses de sens. Des cadres culturels différents réalisent des actes d'abstraction différents, en considérant comme pertinents des moments abstraits différents. La chose sensible que Bühler mentionne si laconiquement peut être toute une situation socioculturelle complexe ou un contexte culturel : des systèmes de signification de toute sorte et de toute échelle. La psychologie culturelle, considérée du point de vue d'une sémiotique inspirée des éléments bühleriens, s'intéresse donc aux systèmes de pertinence et non aux descriptions de la façon dont le monde est indépendamment de sa prise en compte.

En cela, les intérêts de la psychologie culturelle et de la sémiotique coïncident, et une fois de plus, la psychologie culturelle fournira un contenu empirique à un cadre analytique qui sera une partie de la psychologie culturelle, mais clairement pas sa totalité.

La psychologie culturelle est plus fine sur les conditions de réalisation que la sémiotique, qui fournit une sorte de lame analytique supérieure à l'armature conceptuelle de la psychologie culturelle. Il faut donc noter que la suggestion de Bühler nous permet d'utiliser la perception du langage et des unités linguistiques comme un outil heuristique pour comprendre les phénomènes sémiotiques plutôt que d'utiliser le langage lui-même comme modèle principal pour comprendre la sémiotique.

Si les linguistes et les théoriciens du langage se sentent aujourd'hui incités à sortir une fois de plus de leur domaine pour se lancer dans l'éternelle dispute des maîtres sur le problème de l'abstraction, ils ont de bonnes raisons de le faire. Pour celui qui sait comment retourner le vieil intérêt, comment détourner le regard du théoricien de l'abstraction des choses qui sont nommées vers l'activité de dénomination des mots eux-mêmes, vers la structure tonale, il obtient une nouvelle chance de traiter cette question. En effet, elles sont produites précisément à cette fin par chaque locuteur d'une langue, afin que son interlocuteur puisse reconnaître correctement chaque structure sonore pour ce qu'elle est et la distinguer des autres. C'est là que se trouve la grande chance de ceux qui veulent s'attaquer à nouveau au problème de l'abstraction en tant que linguistes, en s'appuyant sur les résultats de la phonologie. (1934, p. 288)

Bühler a certainement raison de dire que le phénomène de l'abstraction en tant qu'accomplissement cognitif se trouve au cœur de la sémiose, comprise comme un processus donnant lieu à des abstractions, c'est-à-dire à des produits existant sous forme objective. Ce sont ces formes objectives, et pas seulement dans le format du langage, que la sémiotique, orientée vers la description des types de signes et de leurs contenus, étudie en grande partie, alors que le côté psychologique dans ses détails et ses niveaux empiriques est le point focal de la psychologie.

La question que la sémiotique poserait à la psychologie culturelle est la suivante : quelles sont les matrices sociales et culturelles qui conditionnent a tergo, c'est-à-dire par derrière, les processus d'abstraction et quelles influences les abstractions réelles auxquelles on est assimilé ont-elles sur les conditions psychologiques de l'abstraction elle-même ?

Bühler lui-même, dans ce contexte, pointe vers le bas, vers le seuil inférieur qui, selon lui, est déjà riche sur le plan sémiotique et auquel le langage n'est pas lié comme un vernis. La situation est tout à fait différente. Bühler écrit : "La fixation et la saisie linguistiques des états d'air perçus sont préparées et enracinées dans les processus que nous avons l'habitude d'appeler "perceptions" et de séparer d'une manière injustifiée et rigoureuse d'une appréhension linguistique "suivante"...". L'instrument d'orientation du langage humain, qui est produit dans les rapports linguistiques, potentialise ce que les signaux et les symptômes naturels accomplissent, que nous tirons, dans le processus de perception, des choses et de nos partenaires de parole et auxquels nous sommes redevables. (1934, p. 252)

Néanmoins, la descente de Bühler vers le seuil inférieur remet également en question, ou du moins semble modifier, la thèse d'Eco et de Peirce, mais aussi la sienne, concernant l'exhaustivité de la terminologie sémiotique dans la description de la conscience, qu'elle soit individuelle ou sociale. Bühler a vu la complexité de la tentative d'équilibrer les facteurs sémiotiques et non sémiotiques dans la description de la conscience.

Plus précisément, Bühler pensait que le principe de la Gestalt était "phylogénétiquement originel" (Bühler 1960, p. 74). Malgré son profond engagement en faveur d'un modèle explicitement sémiotique pour l'analyse des fondements de la conscience, Bühler n'a jamais abandonné son adhésion à la validité du concept de totalité.

Dans son Die Krise der Psychologie, il écrit : "Il n'est pas correct de confondre les concepts de structure [Struktur], de sens [Sinn] et de valeur [Wert]. Le concept d'un tout [der Begriff der Ganzheit] avec ses moments constitutifs est le concept le plus large et c'est à lui que s'adresse la connaissance par intuition. Les ensembles produits intentionnellement, qui sont des structures de sens, ne peuvent être qu'un domaine restreint. (Bühler, 1927, p. 137)

Il est clair qu'il n'y a pas d'opposition stricte entre les ensembles et les structures de sens. Bühler note ici une tension particulière entre la diacrise sur la base de propriétés indexicales et la saisie de la structure ou de la forme sur la base d'une appréhension perceptive qui ne repose pas sur une lecture explicite des indices déterminants. En effet, la perception est marquée par l'émergence de structures en tant que configurations à partir d'une corrélation irréductible parties/entiers.

(Note traduction : Diacrisis = diacrise ou diacrèse / réf ?)

Le tout est plus que la somme de ses parties, une émergence, et dans le cas des structures de sens produites, il y a une dualité intrinsèque entre la sélectivité de la pertinence, qui implique l'élimination des non-pertinences, et l'émergence de la nouveauté, qui implique une sorte d'addition de sens.

Bühler le dit ainsi, dans un contexte où les émotions s'appliquent au langage principalement dans sa dimension métaphorique mais peuvent aussi être étendues aux systèmes culturels de sens. Le chevauchement, la disparition, la sélection, l'effet de différence sont des expressions d'un seul et même phénomène simple, qu'il faut mettre en parallèle avec le critère de l'Übersummativität, seul mis en avant dans la Gestalt depuis von Ehrenfels, pour décrire complètement le rôle des structures attributives dans le langage...

L'Übersummativität et l'Untersummativität des structures attributives augmentent la productivité du langage de façon étonnante et rendent possible une forme laconique de dénomination.

Certes, le système dispose aussi d'un correctif pour les indélicatesses ou les ambiguïtés de ces structures (Bühler, 1934, pp. 349-350)

Où se trouve ce "correctif" ?

En répondant à cette question, Bühler introduit une notion très importante, celle de Sachwissen, ou connaissance matérielle, qui appartient certainement à l'objet d'une psychologie culturelle, bien qu'elle soit introduite dans un contexte spécifiquement linguistique.

La théorie du langage de Bühler est basée sur une distinction fondamentale entre ce qu'il appelle le Zeigfeld et le Symbolfeld, c'est-à-dire le champ déictique, défini par le pointage, et le champ symbolique, défini par l'articulation ou la saisie conceptuelle.

L'idée générale est que le langage se libère de l'indexicalité à mesure qu'il se dirige vers la symbolicité et qu'il est transformé par elle.

Mais Bühler écrit:

"Peut-être surestimons-nous la libération du champ déictique ; peut-être sous-estimons-nous le fait de l'ouverture essentielle et la nécessité, propre à toute représentation linguistique d'un état de choses, d'être complétée par notre connaissance de cet état de choses. Ou bien, ce qui revient au même, peut-être y a-t-il une expansion de toute connaissance linguistiquement constituée à partir d'une source qui n'emprunte pas les canaux du système de symboles linguistiques et qui produit néanmoins une connaissance authentique." (1934, p. 255)

Cette source est notre connaissance matérielle, ou ce que Peirce appelait "collatérale", nécessaire pour donner un sens aux signes. Bühler l'appelle Sachwissen, connaissance du domaine, ou connaissance matérielle, connaissance de la chose signifiée. L'une des tâches de la psychologie culturelle n'est-elle pas d'explorer cette dimension de notre savoir, qui est certainement culturellement relative et distribuée de manière différente ?

C'est le support de notre compréhension des signes, qui ne forment pas un cercle fermé dont on ne peut s'échapper.Il existe cependant une autre forme de support de notre compréhension qui est plus distinctement sémiotique.

Bühler affirme que le champ déictique (Zeigfeld) et le champ symbolique (Symbolfeld) sont "les deux sources dont se nourrit dans tous les cas l'interprétation précise des expressions linguistiques" (1934, p. 149). Le pointage et la représentation, non pas en eux-mêmes mais en tant que systèmes sémiotiques (et non pas en tant qu'actes isolés), fournissent également des connaissances collatérales, mais celles-ci proviennent de leur incarnation dans un champ sémiotique. Le point général que Bühler veut faire ressortir est que toute sémiose, et toute connaissance effectuée par la sémiose, est dépendante du champ. Les signes doivent être situés ou localisés dans un champ environnant pour faire leur travail. Ce champ n'est pas seulement un champ linguistique. La pensée qui s'exprime par la parole, ainsi que toute autre opération avec des symboles de représentation au service de la connaissance, a besoin d'un champ de symboles, exactement comme le peintre a besoin de sa surface de peinture, le cartographe de son système de coordonnées de lignes latitudinales et longitudinales, et le compositeur de sa surface encore à construire, ou, en termes généraux, comme tout système de signes de représentation à deux classes. (Bühler, 1934, p. 254)

La référence à un système à deux classes est centrale, illustrée par le "dogme du lexique et de la syntaxe" de Bühler, ou l'unité de signe et le champ de relations qui l'entoure.

  • La psychologie culturelle ne se consacre-t-elle pas à l'étude des champs relationnels environnants des unités de sens, de leurs conditions génétiques aux niveaux individuel et social, et des degrés et étapes de leur apprentissage ?
  • Une généralisation des idées de Bühler ne permet-elle pas de formuler de manière laconique ce que la psychologie culturelle peut faire et fait actuellement ? Entre signification et structure : la pertinence sémiotique de la connaissance tacite.
  • Mais pouvons-nous jeter un autre regard sur la tension entre structure et signification sur laquelle Bühler attire l'attention ?
  • Y a-t-il un moyen de spécifier leurs relations de manière plus détaillée, cette fois à partir d'une position épistémo-ogique qui a une grande pertinence sémiotique mais qui n'a été développée
  • dans aucune des principales traditions sémiotiques ?

Michael Polanyi (1891-1976)polymathe et épistémologue hongrois

La théorie du savoir tacite de Michael Polanyi, qui repose sur une généralisation de la théorie de la gestalt, doit être intégrée à tout modèle sémiotique qui s'efforce de contribuer au cadrage des questions centrales de la psychologie culturelle et du ou des modèles de l'esprit qu'elle présuppose et tente de développer.

En philosophant, comme Bühler l'a fait en partie, avec les outils de la psychologie de la Gestalt et sur la toile de fond de celle-ci, Polanyi nous offre un moyen de contourner la dichotomie entre structure et signification au moyen de sa distinction fructueuse entre les significations et les ensembles existentiels et représentatifs.

Il précise en outre comment la reconnaissance de ces ensembles se fait par des processus tacites, et non explicites, et comment sa distinction indispensable entre conscience focale et conscience subsidiaire ajoute une nouvelle tournure à notre compréhension des manières parallèles dont nous sommes incarnés dans ou habitons des systèmes de signes et des systèmes de sens aux deux seuils, y compris notre habitation dans le langage, que lui et Ernst Cassirer discutent en termes probants.

L'arrière-plan de la position de Polanyi, qui se situe à mi-chemin entre la sémiotique et la psychologie, et sa pertinence pour la psychologie culturelle, sont mis en évidence dans les textes suivants de Wolfgang Köhler, qui maintiennent toujours leur position de défi dans nos tentatives de penser le problème de l'ultimatum du projet sémiotique en général et sa relation avec la fourniture de fondements analytiques et épistémologiques à la psychologie culturelle.

Ils concernent, tout d'abord, la schématisation du seuil inférieur mais portent sur la possibilité et la nature d'une modélisation valide de ce seuil en termes de seuil supérieur.

Considérons la formulation suivante de l'une des thèses les plus difficiles de Köhler :

"Dans la psychologie de la Gestalt, nous distinguons trois portraits majeurs qui sont évidents dans tous les cas d'organisation spécifique ou de gestalt.

  1. Phénoménalement, le monde n'est ni une mosaïque indifférente ni un continuum indifférent. Il présente des unités ou des contextes distincts définis, à tous les degrés de complexité, d'articulation et de clarté.
  2. Deuxièmement, ces unités présentent des propriétés qui leur appartiennent en tant que contextes ou systèmes.
  3. Enfin, les parties de ces unités ou contextes présentent des propriétés dépendantes dans le sens où, étant donné la place d'une partie dans le contexte, ses propriétés dépendantes sont déterminées par cette position. (Köhler, 1938, p. 85)

D'autres aspects et contextes pertinents sont spécifiés par Köhler dans son classique Psychologie de la Gestalt:

"La psychologie de la Gestalt soutient [que] les unités sensorielles ont acquis des noms, sont devenues richement symboliques, et sont maintenant connues pour avoir certaines utilisations pratiques, alors que néanmoins elles ont existé en tant qu'unités avant que ces faits supplémentaires ne soient ajoutés. La psychologie de la Gestalt affirme que c'est précisément la ségrégation originelle des ensembles circonscrits qui permet au monde sensoriel d'apparaître si totalement imprégné de sens pour l'adulte ; en effet, dans l'entrée progressive dans le champ sensoriel, le sens suit les lignes tracées par l'organisation naturelle ; il entre généralement dans des ensembles ségrégés." (Köhler, 1947, p. 82)

Les questions fondamentales qui se posent dans ce contexte sont les suivantes :

  • La ségrégation originelle est-elle un processus sémiotique, et quelle est la relation entre la notion de tout circonscrit dans toutes ses variétés et une signification ?
  • Les tout circonscrits aux seuils inférieurs sont-ils des configurations de signes ou peuvent-ils être analysés comme des configurations de signes ?

Polanyi introduit ici un ensemble indispensable de concepts qui réunissent dans une unité créative la notion de structure avec celle de signification. C'est extraordinairement important pour établir un modèle suffisamment riche et flexible de la structure cognitive qui informerait, encadrerait et soutiendrait les investigations d'une psychologie culturelle.

Polanyi affirme que dans toute saisie ou construction d'un "tout circonscrit", nous nous occupons de certaines choses, dont notre corps, tout en nous occupant du tout.

Dans la terminologie de Polanyi, nous sommes subsidairement conscients des particularités de tout ensemble alors que nous sommes focalement conscients de l'ensemble.

Plus généralement, Polanyi souligne que

"lorsqu'une chose est considérée comme subsidiaire à un tout, cela implique qu'elle participe au maintien du tout, et nous pouvons alors considérer cette fonction comme sa signification, au sein du tout" (Polanyi, 1958a, p. 58).

Le particulier subsidiaire est une sorte de vecteur sémiotique qui n'est pas indépendant de ce qu'il signifie, bien qu'il ne soit évidemment pas identique à celui-ci. Polanyi, dans un passage profond et pénétrant, distingue dans Personal Knowledget deux types d'ensembles et deux types de significations : un ensemble signe/objet explicite et les types d'ensembles illustrés par des physionomies, des airs et des modèles.

C'est là un lien important avec Bühler et Köhler. Polanyi écrit : "La distinction entre deux types de conscience nous permet de reconnaître facilement ces deux types d'ensembles et deux types de significations. Si l'on se rappelle les différentes utilisations d'un bâton, pour pointer, pour explorer ou pour frapper, on peut facilement voir que tout ce qui fonctionne efficacement dans un contexte accrédité a une signification dans ce contexte et que tout contexte sera lui-même apprécié comme signifiant. Nous pouvons qualifier le type de signification qu'un contexte possède en lui-même d'existentielle, pour le distinguer en particulier de la signification dénotative ou, plus généralement, représentative. Dans ce sens, les mathématiques pures ont une signification existentielle, tandis qu'une théorie mathématique en physique a une signification dénotative. La signification de la musique est principalement existentielle, celle d'un portrait plus ou moins représentatif. Tous les types d'ordre, qu'ils soient artificiels ou naturels, ont une signification existentielle ; mais l'ordre artificiel transmet généralement aussi un message" (Polanyi, 1958a, p. 58).

Bien que ce passage, certes controversé, doive être déballé et affiné, et peut-être même reformulé par endroits, il contient des idées fondamentales sur la nature de la signification, sur la question des relations entre perception et sémiose et sur les seuils du sens.

Selon Polanyi, structure et signification ne sont pas opposées en principe, une fois que l'on accepte sa distinction fondamentale entre les deux types de conscience. Plus généralement, il affirme que la genèse de la signification est la genèse de contextes ordonnés. Le type de sens dénoté par "existentiel" est le "sens en tant qu'objet", ou plus généralement, le "sens en tant que contexte ordonné", qui peut être un monde fermé sur lui-même. Un objet physique, dans la mesure où il est une cohérence, est un sens, à ce titre. Il n'a pas seulement un sens projeté sur lui. C'est une unité résistante, expérimentée et fondée sur le sens. Elle est imprégnée d'une qualité ou d'un caractère distinctif, marquée par ses particularités fonctionnant de manière indicielle, et intégrée par un acte médiateur.

Cette caractérisation correspond aux distinctions de Peirce, dont nous avons parlé plus haut, et que Peirce a également nommées primisense, altersense, medisense, les trois facteurs ou ingrédients indispensables et toujours présents dans la cognition.

Les systèmes d'ordre artificiel, tels que les systèmes de signes, sont eux-mêmes des ensembles ordonnés qui, en plus d'être structurés de manière interne, avec leurs propres objets internes, nous informent sur, ou se réfèrent à, des objets et des états de choses qui sont, au sens large, "indépendamment objectifs".

Selon Polanyi, la signification des choses et la signification des signes sont à la fois des formes de signification autonomes et connexes. La chose signifiée, même les ordres culturels entiers tels que les mondes mythiques et esthétiques, ne doivent pas nécessairement exister en dehors du cadre, mais il n'y a pas de chose signifiée indépendante d'un cadre. Il s'agit de déterminer, directement et par réflexion, les cadres. Ce processus de détermination est d'abord et avant tout actif et constructif, tandis que le processus d'analyse de la logique interne de ces cadres culturellement spécifiques est à la fois empirique et interprétatif.

Polanyi tire une conséquence ontologique de ces considérations, tout comme Peirce l'a fait, ce qu'une sémiotique pure, se concentrant sur les structures internes des systèmes de signification, et une psychologie culturelle philosophiquement pure hésiteraient peut-être à faire.

Considérons le texte suivant de Polanyi : Puisque la connaissance tacite établit une relation significative entre deux termes, nous pouvons l'identifier avec la compréhension de l'entité globale que ces deux termes constituent conjointement. Ainsi, le terme proximal représente les particularités de cette entité, et nous pouvons dire, en conséquence, que nous comprenons l'entité en nous appuyant sur la conscience que nous avons de ses particularités pour prendre en compte leur signification commune.

Le sens conjoint est une émergence, une instance de la tiercéité peircéenne ou de la Bühlerian-Ehrenfeldian Übersummativität, qui peut prendre de nombreuses formes différentes : affective dans le cas des sentiments, actionnelle dans le cas d'un comportement dirigé vers un but, et conceptuelle dans le cas du langage et d'autres systèmes construits.

Cependant, l'une des conséquences les plus profondes et les plus funestes de la notion d'assistance est son extension à la façon dont nous sommes conscients de nos corps et la notion conséquente d'habitation, le terme de Polanyi qui se réfère au même phénomène que l'incarnation dans la tradition phénoménologique.

Polanyi écrit dans The Tacit Dimension : Toute pensée contient des composants dont nous sommes subsidiairement conscients dans le contenu focal de notre pensée, et toute pensée habite ses filiales, comme si elles étaient des parties de notre corps. Ainsi, la pensée n'est pas seulement nécessairement intentionnelle, comme l'a enseigné Brentano : elle est aussi nécessairement chargée des racines des corps. (1966, p. x)

Tout comme nous habitons notre corps, observe Polanyi, nous habitons tous les indices subsidiaires que nous intégrons ou synthétisons en des ensembles complets. L'analogie de la sonde est donc étendue au langage - et j'ajouterais à toutes les formes culturelles. "Nous pouvons, par conséquent, interpréter l'utilisation d'outils, de sondes et de pointeurs comme d'autres exemples de l'art de savoir, et nous pouvons ajouter à notre liste l'utilisation dénotative du langage, comme une sorte de pointage verbal" (1966, p. 7).

L'extension ici est la suivante : Les formes culturelles sont des incarnations de l'art de connaître.

Ce processus essentiellement culturel d'intégration ou de synthèse de champs de particularités en des ensembles significatifs, affirme Polanyi - et à mon avis l'a montré - est essentiellement tacite. Ce n'est pas non plus quelque chose sur lequel nous avons le contrôle et il n'implique donc pas une lecture thématique des signes, bien que nous soyons souvent présentés avec des configurations de signes qui exigent un effort d'interprétation continu.

Le modèle de Polanyi sur la connaissance tacite montre, je pense, que penser l'expérience elle-même en termes sémiotiques n'implique pas de postuler une relation explicitement cognitive avec le continuum ou le plenum de l'expérience, dans lequel nous traçons des lignes. Considérez le passage suivant et sa gamme d'exemples : Nous pouvons reconnaître instantanément une écriture ou une voix familière, ou la démarche d'une personne, ou une omelette bien cuite, tout en étant incapables de dire - sauf assez vaguement - quelles particularités nous reconnaissons ces choses. Il en va de même pour la reconnaissance des symptômes pathologiques, pour le diagnostic des maladies et l'identification des spécimens.

Dans tous ces cas, nous apprenons à comprendre une entité sans jamais parvenir à connaître, ou à connaître clairement, les particularités qui ne sont pas spécifiables parce qu'elles sont inconnues (Polanyi, 1958b, p. 45).

C'est ainsi que nous sommes assimilés à des formes culturelles, par l'apprentissage et la pratique, tant au niveau technique que populaire. Une importante qualification s'ensuit : "Mais un point particulier au-delà de lui-même peut être pleinement visible ou audible et pourtant non spécifiable, en ce sens que si l'attention est dirigée sur lui de manière focale - de sorte qu'il est maintenant connu en lui-même - il cesse de fonctionner comme un indice ou un signe et perd sa signification en tant que tel" (Polanyi, 1958b, p. 45). Ces derniers sont d'abord et avant tout des participants. L'analyse vient après. Primum vivere, deinde philosophari.

Ainsi, Polanyi nous permet de voir comment les signes dans l'expérience et l'expérience des signes ne sont pas opposés de manière fondamentale l'un à l'autre, une fois que nous pouvons faire la distinction entre habiter et analyser. Même la connaissance tacite repose sur une interprétation des signes, mais une interprétation qui évite la position cognitive attribuée au sujet épistémologique. Le savoir, comme l'a dit John Dewey, n'est pas une "fixation Kodak" et l'esprit n'est pas non plus une sorte de "papier carbone mental". La notion d'habiter de Polanyi, qui modifie certainement notre image du sujet connaissant, nous permet de comprendre ce que signifie, de manière assez générale, être incarné dans des systèmes de signes et nous montre également, sous un angle totalement différent, ce que signifie la sémiose illimitée : Nous sommes à l'intérieur du jeu des signes et jamais à l'extérieur. Il n'y a pas de limite supérieure explicite à partir de laquelle nous pouvons examiner la gamme totale des expériences.

Lisez le passage suivant de la préface à Personal Knowledge de Polanyi, qui parle de philosophie apost-critique et non de philosophie a-critique, à la lumière de ce que je viens de dire et avec l'interpolation appropriée de termes sémiotiques à côté de la propre terminologie de Polanyi. Je considère le savoir [sémiose] comme une compréhension active [signifier] des choses connues [signifiées], une action qui requiert de l'habileté. Le savoir et l'action habiles [production et interprétation habiles des signes] sont réalisés en subordonnant un ensemble de particularités [signes et configurations de signes], en tant qu'indices ou outils, à la mise en forme d'une réalisation habile [sémiosique], qu'elle soit pratique ou théorique. On peut alors dire que nous prenons une "conscience subsidiaire" de ces particularités [signes et configurations de signes] au sein de notre "conscience focale" de l'entité cohérente [domaines-objets] que nous réalisons [signifier]. Les indices et les outils [signes et configurations de signes] sont des choses utilisées en tant que telles et non observées en elles-mêmes. Ils sont faits pour fonctionner comme des extensions de notre équipement corporel [équipement mental] et cela implique un certain changement dans notre propre être. Les actes de compréhension [actes de sémiose] sont dans cette mesure irréversibles, et aussi non critiques. En effet, nous ne pouvons posséder aucun cadre fixe dans lequel le remodelage de notre cadre jusqu'alors fixe pourrait être testé de manière critique. (Polanyi, 1958a, p. vii)

Cette rotation de notre problème ajoute de nouvelles catégories descriptives et explicatives à la sémiotique et illustre, une fois de plus, la nature de la sémiotique en tant que cadre analytique et projet transdisciplinaire.

En ce qui concerne les tâches d'une psychologie culturelle, elle indique une foule de tâches analytiques et descriptives : reconnaître et valider la dimension tacite - c'est-à-dire que nous pouvons en savoir plus que nous ne pouvons en dire -, montrer que le savoir et l'action habile ont la même structure logique, et que le corps, y compris notre corps exosomatique ou sémiotique, est une composante essentielle de tout savoir, qui n'est pas une question de tête seule. Elle suggère également que la structure de la conscience est en fait isomorphe à la triade signe-interprétation-objet mise en avant par Peirce, tout en l'enrichissant, et que les lignes qui divisent le continuum de l'expérience peuvent être modélisées de manière flexible et complémentaire. Cette dernière affirmation est au cœur du projet d'une psychologie culturelle.

Mais ce n'est pas tout.

Je voudrais, pour conclure, montrer comment des éléments de deux autres théories sémiotiques liées entre elles, celles d'Ernst Cassirer et de Susanne Langer, peuvent contribuer à l'enrichissement mutuel entre la psychologie culturelle et la sémiotique.

Les formes du sens et l'esprit du sentiment : Cassirer et Langer

Dans sa Philosophie des formes symboliques, Cassirer écrivait que "le concept de conscience semble être le Protée même de la philosophie" (1929, p/ 48). Il en est certainement de même pour une psychologie culturelle qui accepte la tâche de tracer les contours de la conscience façonnée au cours des interactions culturelles.

Ernst Cassirer (1874-1945) philosophe allemand, naturalisé suédois

La tâche que Cassirer s'était fixée était de découvrir ce qu'il appelait "les attitudes originelles et les modes formatifs de la conscience", c'est-à-dire une sorte de structure a priori dans laquelle les significations sont constituées et exprimées. Cassirer décrit son objectif, reprenant mais transformant le schéma statique de Kant, comme une tentative de résoudre "la question de la structure de la conscience perceptive, intuitive et cognitive" (1929, p. 57), d'où découlent les "trois mondes-formes" (1929, p. 448) qui constituent des relations au monde de plus en plus objectivantes.

Ces mondes-formes constituent le cadre ultime de la transmission et de la lecture des sens. La particularité du projet de Cassirer est qu'il est également basé sur un schéma sémiotique tripartite qui, comme celui de Peirce, ne se réfère pas seulement aux phases successives d'un processus de connaissance et de construction de sens, mais à "ses facteurs constitutifs nécessairement entrelacés" (1929, p. 9), ce que Peirce appelait les "ingrédients permanents" de la conscience.

Il fait un geste vers une sorte de téléologie et de hiérarchisation, comme si la perception, l'intuition et la cognition étaient les phases d'un processus. Le caractère distinctif de la démarche de Cassirer résulte toutefois principalement de la corrélation qu'il établit entre ces facteurs et trois catégories sémiotiques ou fonctions sensorielles différentes.

Les mondes de la forme, définis par les trois fonctions de sens, sont les cadres ou les matrices ultimes de la transmission et de la lecture du sens, qui pour Cassirer ne se limitent nullement à l'utilisation explicite et thématique des signes. Cassirer a corrélé le terme psychologique et philosophique de perception [Wahrnehmung] avec la catégorie sémiotique de l'expression [Ausdruck], c'est-à-dire avec le niveau de sens et de signification que nous avons appelé physiognomique, existentiel ou qualitatif.

L'expression est la fonction de sens où le signe, la signification et l'objet sont si indissolublement liés que le signe est considéré comme participant existentiellement à la réalité à laquelle il est destiné, ou comme ayant une affinité ontologique avec elle. Elles se poursuivent, bien que de manière résiduelle, dans les formes supérieures de religion et leurs configurations affectives distinctes. L'expression est donc principalement le domaine des significations physionomiques et qualitativement définies. La conscience mythique est analysée dans le premier volume de la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, qui a corrélé le terme psychologique et philosophique d'intuition [Anschauung] avec la catégorie sémiotique de représentation [Repräsentation ou Darstellung], avec la saisie ou la constitution dans le continuum expérientiel d'objets ayant des propriétés et leur incarnation dans le langage, sujet du deuxième volume de sa Philosophie des formes symboliques. C'est la reconnaissance des objets par des propriétés, fonctionnant comme des marques ou des traits diacritiques, qui introduit une sorte de caractéristique indexicale dans la perception : les propriétés perçues soutiennent le processus perceptif et le font de telle manière que les supports eux-mêmes sont reliés à ce qu'ils désignent. Cette deuxième fonction sensorielle, la représentation, est la fonction sensorielle où les relations entre les signes, les significations et les objets sont passées à un niveau d'abstraction plus élevé, mais sont toujours liées à l'ordre sensoriel.

Alors que la conscience mythique, véritable phénomène sémiotique, fonctionne dans la dimension de l'identité effectivement chargée, ou du moins de l'identification du signe à l'objet, la représentation introduit la différence, mais dans un sens assez différent de celui que l'on connaît dans les traditions structurelles et post-structuralistes.

Comme le dit Cassirer d'une manière qui résonne avec les discussions ultérieures, "Le but de la répétition est l'identité, le but de la désignation linguistique est l'indifférence" (p. 189).

À ce niveau, le mot n'est pas la chose, l'image n'est pas l'imagé. Les mots et les images, en faisant le travail de représentation, articulent le monde sans en faire partie. Pour Cassirer, le langage et l'art illustrent de la façon la plus claire cette fonction sensorielle, bien que de manière assez différente : ils saisissent [begreifen] le monde, sur une base intuitive [anschaulich], certes, mais ils ne s'en emparent pas [greifen] de manière matérielle ou magique, malgré leurs effets captivants et magiques sur le plan psychologique.

Cassirer met en corrélation la compréhension [Erkenntnis] scientifique [wissenschaftlich], c'est-à-dire théorique, avec la signification pure [Bedeutung], avec la saisie de relations abstraites, saisie fondée sur des systèmes de signes libres et non motivés.

Cette troisième fonction sensorielle, la signification pure, est la strate de fonctions sensorielles la plus éloignée des supports sensoriels et intuitifs normaux. La réalité physique concrète des signes sensibles à fonctionnement vectoriel et des objets qu'ils désignent et constituent s'éloigne. Cet espace de sens accède à, et constitue même, un monde d'événements régis par des lois qui sont définies par leurs relations les unes avec les autres et non avec nos capacités intuitives ou orientées objectivement.

La physique mathématique moderne et les systèmes de notation qui la rendent possible (ainsi que les différents systèmes de mathématiques pures et de logique symbolique) en sont l'illustration.

Une réflexion générale sur cette strate, et sa corrélation avec les deux autres strates, fait l'objet du troisième volume de la Philosophie des formes symboliques, consacré à la phénoménologie de la connaissance sur le mode sémiotique.

Selon Cassirer, la base de la différenciation de ces trois fonctions sensorielles est la distance croissante entre le signe et les réalités auxquelles il donne accès - en fait, une transparence croissante du signe, une disparition de son caractère matériel et de sa réalité physique et de ses fondements, qui ne peuvent cependant jamais être abandonnés. Même les systèmes abstraits de signes ont une sorte de sensation diaphane ou évanescente, qui constitue, paradoxalement, leur corps sémiotique. C'est ce que Peirce appelle la qualité matérielle du signe, que possède chaque fonction sensorielle considérée sémiotiquement. Par le biais de cette "triade spirituelle" (1929, p. 101), Cassirer a voulu situer précisément les formes de don de sens les unes par rapport aux autres et analyser leurs logiques internes et leurs stades de développement, ce qu'il a fait dans le cadre non seulement de sa philosophie des formes symboliques, mais aussi d'une philosophie de la culture humaine, résumée dans son Essai sur l'homme (1944).

La psychologie culturelle s'engage dans des exemplifications paradigmatiques de ces fonctions de sens. En effet, je pense que la psychologie culturelle pourrait examiner et évaluer la validité psychologique de la schématisation de Cassirer de ces fonctions sensorielles. Les tâches descriptives de la sémiotique coïncident ici avec celles de la psychologie culturelle et les informent, ce qui n'est nulle part plus clair que dans le travail de Langer, qui a consciemment, de plusieurs manières importantes, poursuivi et étendu la tentative de Cassirer d'élargir la portée de la sémiotique à l'histoire de la culture en tant que telle et de la fonder sur un modèle distinct et original de l'esprit.

Susanne Langer (1895-1985) Philosophe, écrivaine et éducatrice américaine

Dans son ouvrage de jeunesse, La pratique de la philosophie (1930), Langer affirme que l'objet propre de la philosophie est l'interprétation - en fait, l'interprétation des interprétations qui s'expriment dans divers systèmes de signes. D'une manière parallèle à Peirce, mais sans utiliser explicitement les hétérismes, Langer soutient que les êtres humains répandent deux systèmes de signes différents, le discursif et le présentatif, sur le continuum de l'expérience.

Dans son classique Philosophy in a New Key, cette distinction devient celle entre les formes discursives et les formes présentatives. Le travail de la sémiotique consiste à étudier la logique générale des signes et des symboles, puis à explorer la logique spécifique de chaque classe générale de systèmes de signes et leurs exemplifications spécifiques dans le langage, le mythe, le rituel, l'art, la science, et ainsi de suite.

Le domaine de la rationalité humaine est divisé en deux modes semiotiques, correspondant à peu près à une distinction entre dire et montrer, une distinction qu'elle emprunte à Wittgenstein et qu'elle utilise à sa façon pour aboutir à des résultats que Wittgenstein lui-même n'aurait pas approuvés.

Mais Langer va plus loin dans son analyse. Comme Cassirer, elle voit l'être humain comme un animal symbolicum, mais elle pousse la capacité symbolique jusqu'au seuil inférieur de la construction du sens, qu'elle subsume sous le thème de la transformation symbolique.

Langer note que l'esprit humain doit être compris comme un transformateur et non comme un émetteur. Il ne se contente pas de saisir des formes, mais il les transforme, en donnant un sens aux données de l'expérience. "Le sens revient essentiellement aux formes", écrit-elle dans Philosophy in aNew Key (p. 90), avec un geste généreux envers la thèse centrale de la Gestalt.

En reliant la saisie de la forme à la reconnaissance de la structure symbolique, Langer pousse elle-même le sens vers le bas et parvient à une position similaire à celle de Peirce. Mais, tout comme Peirce, Langer ne reste pas au niveau des transformations subjectives individuelles de l'expérience, mais étend son attention à toutes ces formes objectives qui émergent de ces transformations. L'argument de Langer est que la reconnaissance de deux types radicalement différents de transformations symboliques élargit notre notion même de rationalité. Et, de plus, sa trilogie finale, Mind : An Essay on Human Feeling, Langer tente de développer un concept global du sentiment pour couvrir l'ensemble du champ mental et le relier à la symbolisation comme activité centrale de la mentation humaine.

Pour Langer, le sentiment est, de manière générale, "tout ce qui est ressenti de quelque manière que ce soit, comme stimulus sensoriel ou tension intérieure, douleur, émotion ou intention". C'est la "marque de la mentalité" (Langer, 1967, p. 4). Le sentiment, selon la conception de Langer, caractérise les systèmes physiologiques, non pas comme une réalité supplémentaire, mais comme une dimension ou une phase du système. La psychologie, selon la conception de Langer, est "orientée vers les aspects de sensibilité, de conscience, d'excitation, de gratification ou de souffrance" qui appartiennent aux événements physiologiques lorsqu'ils atteignent un certain niveau de complexité et sont ressentis (Langer, 1967, p. 4).

Selon Langer, mentalité et sentiment sont synonymes.

La mentalité est un ensemble d'"impacts et d'activités ressentis" (Langer, 1967, p. 9) et couvre non seulement la notion normale de sentiment, mais aussi la pensée, la sensation, le rêve et les actions. Le sentiment est "le module de la conception psychologique" (Langer, 1967, p. 21) et être ressenti est une phase des processus vitaux, "un mode d'apparition, et non un facteur supplémentaire" (Langer, 1967, p. 21).

La thèse principale explorée et défendue par Langer est que "tout le champ psychologique - y compris la conception humaine, l'action responsable, la rationalité, la connaissance - est un développement vaste et ramifié du sentiment" (1967, p. 23) et qu'il n'existe pas de "forme primitive du sentiment qui soit sa forme "réelle"" (1967, p. 19). Comment connaître le sentiment ? Comment se fait-il connaître ?

Une image n'applique pas les mêmes principes de construction que l'objet qu'elle symbolise, mais elle en extrait le caractère phénoménal, l'effet immédiat qu'il produit sur notre sensibilité ou la façon dont il se présente comme quelque chose d'important, de grand, de fort ou de fragile, de permanent ou de transitoire, etc. Elle organise et renforce l'impression directement reçue. Et comme la majeure partie de notre conscience du monde est un jeu continuel d'impressions, notre équipement intellectuel primitif est en grande partie un fonds d'images, pas nécessairement visuelles, mais souvent gesticulantes, kinesthésiques, verbales ou ce que je peux seulement appeler "situationnelles". . . [Nous appréhendons tout ce qui nous arrive comme un impact du monde en lui imposant une image qui souligne ses traits saillants et le façonne pour qu'il soit reconnu et mémorisé (1967, p. 59).

C'est la racine de la notion de forme de sentiment de Langer, qu'elle applique à son analyse de l'art (Langer, 1953).

Mais l'idée est en fait plus générale. Langer pense que l'acte originel de l'esprit est, par une sorte d'abstraction, d'imposer, ou de reconnaître, une forme dans le flux de l'expérience et d'en construire une représentation symbolique, enracinée dans l'activité symbolisante de l'imagination. Ce processus est particulièrement évident dans la production de symboles artistiques, qui existent sous forme imaginaire. Mais la projection n'a pas lieu uniquement dans la forme symbolique de l'art. La projection symbolique dans toutes les modalités vise à intercepter toute forme de signification dans l'expérience. Une fois de plus, la psychologie culturelle et la sémiotique coïncident. Langer demande à la psychologie culturelle d'étendre son champ d'investigation à toutes les manifestations de l'esprit, mais surtout aux images symboliques de l'art. Langer ajoute une touche esthétique à la psychologie culturelle. Elle lui demande de contribuer à une exploration sémiotique de "la forme de la vie ressentie" (Langer, 1967, p. 64).

Elle introduit la notion d'exemplification symbolique comme un défi lancé à la psychologie culturelle pour s'assurer qu'elle englobe, de son propre point de vue, l'ensemble de la manifestation phénoménale de l'esprit. La qualité matérielle de la configuration de signe peut être généralisée : chaque configuration de signe a une sensation distinctive, que ce soit sur le mode discursif ou sur le mode présentationnel. Chaque type de configuration de signe incarne des gradients. Ces gradients reflètent la façon dont nous accédons au monde.

La psychologie culturelle, du côté de l'expérience, suit l'exemple de la sémiotique et l'enrichit en même temps de détails empiriques. Elle montre que la psychologie culturelle est à la fois modélisatrice et phénoménologiquement empirique. Mais elle met au défi la psychologie culturelle de se concentrer sur les champs d'images et d'éviter toute forme de logocentrisme, d'insérer l'imagination symbolique dans son domaine d'objet. En effet, puisque l'idée de base de la sémiotique est que le sens doit apparaître, Langer nous dit que la sémiotique et la psychologie culturelle doivent collaborer non seulement à l'analyse de la logique des formes du sentiment, mais aussi à l'expérience de ces formes telles qu'elles apparaissent à et dans des personnes et des groupes culturellement définis et situés.

La pertinence universelle du cercle fonctionnel de von Uexküll

Enfin, je voudrais noter que le cercle fonctionnel de Jakob von Uexküll, présenté dans sa Théorie du sens (1940), montre, dans ce qui est devenu un contexte biosémiotique explicite, le circuit du sens de tout organisme en tant que conte. Il est extrêmement important, en tant que schéma heuristique, pour la bonne compréhension non seulement de la tâche d'une sémiotique générique, mais aussi d'une autre façon de formuler le cadre d'une psychologie culturelle qui comprend les racines corporelles de la sémiose.

Tout organisme, selon von Uexküll, est défini par une profonde réceptivité aux stimuli perceptifs et par des réactions de divers degrés et types qui modifient les stimuli d'origine dans une spirale dynamique constante.

  • Le chemin qui va de l'objet porteur de sens à l'organisme est appelé par von Uexküll "l'arc récepteur".
  • Le chemin de l'organisme à l'objet porteur de sens et récepteur de sens que von Uexküll appelle "l'arc effecteur".

Bien que nous puissions distinguer l'"arc perceptif" et l'"arc effecteur", nous devons reconnaître les relations intimes entre les deux. En effet, le perceptuel et l'effecteur sont des dimensions plutôt que des sphères séparées, car l'organisme n'est jamais purement passif ni purement actif, il n'est jamais simplement inter-prétendant ou matériellement constructeur.

En effet, Cassirers a vu que, dans le cas des humains, c'est précisément l'irruption de systèmes de signification articulés, ce qu'il appelait le "réseau symbolique", dans ces deux autres systèmes qui transforme l'ensemble.

L'idée révolutionnaire de von Uexküll est que nous devrions penser à tous ces arcs en termes sémiotiques, c'est-à-dire en termes de signification et de supports d'indices différentiels. L'arc récepteur est marqué par l'appréhension des différences dans le champ perceptif, que Gregory Bateson a également mis en évidence. Alors que les autres organismes sont pour la plupart confinés à des champs d'indices prédéterminés, les humains sont ouverts à une vaste gamme d'indices articulés, ayant non pas un Umwelt mais un Welt - c'est-à-dire non pas un environnement mais un monde - ou, selon les termes de Langer, un "environnement ouvert".

Le monde humain est un monde ouvert, imprégné de systèmes articulés et exosomatiques qui informent et incarnent la perception, au sens large du terme. Ce monde est constitué par les résultats matériels et sémiotiques de l'action constructive humaine, qui introduisent de vastes systèmes de différences dans le monde naturel et social. Ces différences sont elles-mêmes perçues par l'organisme dans une spirale continue et toujours plus large.

Cassirer décrit notre situation de manière éloquente : la réalité physique semble reculer à mesure que l'activité symbolique de l'homme progresse. Au lieu de s'occuper des choses elles-mêmes, l'homme est en fait en constante conversation avec lui-même. Il s'est tellement enveloppé dans des formes linguistiques, dans des images artistiques, dans des symboles mythiques ou des rites religieux qu'il ne peut rien voir ou connaître si ce n'est par l'interposition de ce médium artificiel (Cassirer, 1944, p. 25).

Ne pouvons-nous pas adapter et étendre la réflexion finale de Vygotsky au cadre sémiotique le plus large, en pensant au "signe" quand il parle de "mot". "La conscience, écrit-il, se reflète dans un mot [signe] comme le soleil dans une goutte d'eau. Un mot [signe] se rapporte à la conscience comme une cellule vivante se rapporte à un organisme entier, comme un atome se rapporte à l'univers. Un mot [signe] est un microcosme de la conscience humaine" (1934, p. 256). Comme le dit Peirce, "le mot ou le signe que l'homme utilise est l'homme lui-même" (Peirce, 1868, p. 54).

Conclusions et perspectives d'avenir

Il est clair que la psychologie culturelle et une sémiotique à large base se croisent à de nombreux niveaux et de multiples façons. La psychologie culturelle, dans la mesure où elle traite de la construction du sens humain aux niveaux expérientiel et socioculturel, a besoin de schémas explicites des différentes formes que prend la construction du sens.

La sémiotique, cependant, n'offre pas un schéma unique mais plutôt un ensemble de schémas qui peuvent guider les recherches en psychologie culturelle. Les différents schémas sémiotiques ont des points d'origine différents et, par conséquent, des types de pertinence différents pour la psychologie culturelle. Ils mettent en avant et schématisent différentes caractéristiques des processus de création de sens et leur accordent un poids différent.

Avant les investigations concrètes, ils ne disent pas à la psychologie culturelle ce qu'elle va trouver, mais ils indiquent certains types de choses distinctes auxquelles la psychologie culturelle va s'intéresser et lui fournissent des outils analytiques qui vont informer et étoffer ses investigations empiriques.

Le schéma de Peirce a une double valeur :

  1. Il offre un modèle triadique des types de signes - icônes, indices et symboles - qui a un grand pouvoir heuristique, et
  2. Il délimite avec une clarté remarquable les cinq facteurs de la sémiose, de la production et de l'interprétation des signes, qui font d'un tel processus le phénomenon enchevêtré qu'il est.

La notion d'interprétant, ou "effet significatif propre" d'un signe, est particulièrement importante pour Peirce. Le modèle du soi de Peirce montre qu'il est à trois niveaux, le soi s'engageant dans le monde au niveau du sentiment, de l'action effective et de la cognition. La sémiotique orienterait la psychologie culturelle vers des enquêtes empiriques sur les exemples sociaux et culturels de ces domaines d'interprétation et sur la variété des contenus médiatisés par les icônes, les indices et les symboles aux différents stades du développement d'un individu et d'une culture.

Karl Bühler propose un schéma sémiotique développé non pas d'un point de vue logique ou philosophique, mais à partir d'une généralisation d'un événement de langage. Bühler a montré que le langage n'est pas seulement un outil de représentation, remplissant une fonction de représentation. Un événement vocal révèle ou exprime également la subjectivité du locuteur et oriente le comportement du destinataire. En outre, le modèle de l'organon de Bühler met en évidence le phénomène central de l'abstraction et les processus mentaux de diacrèse. Bühler considère que l'esprit humain se concentre sur des systèmes pertinents à la fois dans l'appréhension du signe linguistique et dans le monde culturel en général. De plus, la différenciation de l'expression, de l'appel et de la représentation, en tant que fonctions sémantiques, est corrélée par Bühler avec la distinction sémiotique entre indices, signaux et symboles.

Sur cette base, Bühler voyait trois domaines principaux à étudier pour la psychologie :

  1. Les structures des sujets expérimentés,
  2. Les formes de comportement et de direction du comportement, et
  3. Les systèmes de contenu formé trouvés dans les systèmes de signification objectifs.

La psychologie culturelle devrait se servir des suggestions de Bühler en termes de tâches de la psychologie et s'inspirer de sa notion avancée de champ, qui ne se limite pas à un champ purement linguistique.

Michael Polanyi ajoute aux préoccupations centrales de la psychologie culturelle l'importante notion de dimension tacite, selon laquelle nous pouvons en savoir plus que ce que nous pouvons dire, et la notion de savoir et de faire habiles. La psychologie culturelle, en reprenant les traces de Polanyi, ne pourrait-elle pas progresser en soulignant la nature révolutionnaire de la distinction que Polanyi fait entre la conscience focale et la conscience subsidiaire, et le concept clé qui en découle, celui d'intériorité ?

De plus, l'insistance de Polanyi sur l'assimilation tacite d'indices et de signes montre que la connaissance n'implique pas une position cognitive explicite ou thématique.

Ernst Cassirer et Susanne Langer ouvrent la voie à une philosophie de la culture fondée sur la sémiotique, Cassirer en proposant son propre schéma tripartite des fonctions sensorielles, de l'expression, de la représentation et de la signification pure et en montrant comment elles informent et structurent l'ensemble des formes symboliques qui composent le monde, Langer en développant la notion générale de transformation symbolique et un concept global de sentiment.

Tous deux s'appuient sur un vaste ensemble de données issues des sciences humaines et montrent comment la sémiotique ne légifère pas d'en haut mais existe en symbiose avec l'ensemble du monde culturel et biologique.

Une telle position les rejoint dans la tentative de von Uexküll de fusionner le biologique et le culturel, les seuils inférieurs et supérieurs de la création de sens par l'homme. Elles nous enseignent toutes que la sémiotique sans l'étude des formes culturelles est vide, et que l'étude des formes culturelles sans sémiotique est aveugle...

Auteur
Culture and Psychology - Jaan Valsiner (Oxford handbook) 2012

Thèmes apparentés

Pour quelqu'un qui a vécu les horreurs du XXème siècle, il n'est pas facile d'écrire sur la culture. Nous avons tendance à considérer la culture comme un don spécial et positif de l'espèce humaine, et si nous disons qu'un homme ou une femme sont cultivés, nous voulons dire qu'ils font preuve de qualités humaines attachantes. Pourtant, les déchéances du siècle dernier étaient, elles aussi, un produit de la culture.

La simple notion de "sémiotique existentielle" dans le titre évoque de nombreuses questions dans l'histoire des idées et l'étude des signes. En tant que telle, elle constitue une nouvelle théorie des études de la communication et de la signification, comme Eco a défini le champ d'application de la discipline sémiotique (Eco, 1979, p. 8). Mais l'attribut "existentiel" fait appel à une certaine dimension psychologique, à savoir la philosophie existentielle, voire l'existentialisme.

Le but de ce chapitre est d'illustrer l'approche de la dynamique non linéaire au développement cognitif humain en utilisant des objets paradoxaux de nature iconique dans une méthode culturelle. L'accent est mis ici sur l'idée que les objets iconiques paradoxaux sont par nature essentiellement culturels. Nous rencontrons des dessins animés dans la vie quotidienne, et nous sourions ou rions. Pourquoi ? Les objets paradoxaux avec lesquels notre programme de recherche à l'Université de Valle à Cali en Colombie a travaillé sont exclusivement de nature visuelle et iconique.

Georg Simmel, dont la conférence, La métropole et la vie mentale (1903/1997), a atteint une position monumentale dans la littérature urbaine et dans l'imagination des spécialistes de la ville, a compris la ville comme le véhicule médiateur entre la transition sociétale-culturelle vers la modernité et la vie quotidienne des gens (Kharlamov, 2009). Pour lui, la métropole existait en tant qu'environnement spatial et psychique, voire spirituel, et était visible, ostensible et palpable. En fait, la métropole de Simmel est bien connue pour avoir été le Berlin du XIXe siècle (Jazbinsek, 2003).

"Je suis un Européen !" Cette affirmation - souvent faite - semble claire, mais elle ne l'est pas. S'identifiant à un pays - ou même à un conglomérat de pays - l'identité patriotique fait partie d'un ensemble infini de signes supposés renvoyer à des objets, des caractéristiques ou des faits du monde (la race, la communauté, l'amour, le groupe, l'enfance, la nature humaine, le Saint-Esprit, Homère, l'inconscient, le marché, la culture, etc.) Comme on peut le constater, ils renvoient à des objets très différents les uns des autres.

Le principe central de la psychologie macro-culturelle est que les phénomènes psychologiques sont des éléments, ou des parties, de facteurs macro-culturels. Les facteurs macro-culturels sont les institutions sociales, les artefacts et les concepts culturels. Ils sont les pierres angulaires larges et durables de la vie sociale. En tant que tels, les facteurs macro-culturels sont cruciaux pour notre survie et notre épanouissement.

Pour apprécier la place de la Théorie du Positionnement dans la psychologie culturelle/discursive, un regard sur l'histoire récente de la psychologie sera utile. Il y a deux paradigmes pour la psychologie qui s'affrontent encore, surtout aux Etats-Unis. Le courant dominant parmi les psychologues aux États-Unis dépend toujours de la présomption tacite que la psychologie est une science causale et que les méthodes appropriées sont modelées sur les procédures expérimentales d'une partie très étroite de la physique.

L'activisme est une perspective émergente dans les sciences cognitives, proposée de manière très explicite par Varela, Thompson et Rosch (1991) comme une alternative aux théories représentationnelles de la cognition. En tant que perspective en psychologie culturelle, elle a été proposée pour la première fois par Baerveldt et Verheggen (1999) comme un moyen de rendre compte d'un comportement personnel orchestré de manière consensuelle, sans évoquer la culture comme un ordre significatif déjà établi.

Depuis le milieu des années 1980, les archéologues explorent la question complexe de l'esprit et de la cognition à partir des vestiges matériels du passé - une tâche ardue mais certainement pas impossible. Au contraire, les psychologues ne se sont pas intéressés aux leçons que l'on pourrait tirer de l'archéologie. Ils peuvent penser que parce que les archéologues travaillent avec le monde matériel, ils sont dans une position désavantageuse pour accéder à l'esprit humain.

La psychologie interculturelle, dans son sens le plus général, traite de l'étude des relations entre la culture et le comportement, les émotions et la pensée de l'homme. L'Association internationale de psychologie interculturelle (fondée en 1972) définit son champ d'action dans ses statuts comme suit : " ... ...

L'anthropologie, l'étude de l'humanité au niveau le plus complet et le plus holistique, est une vaste discipline qui chevauche les sciences sociales et les sciences humaines et qui comprend plusieurs ramifications ou branches : l'anthropologie sociale/culturelle ou simplement l'anthropologie culturelle, linguistique, archéologie et physique ou biologique.

La littérature psychologique actuelle sur la relation entre la culture et la psyché humaine différencie les sous-disciplines et/ou les approches sur la base de leurs lignes de développement historiques, de leurs hypothèses théoriques de base et des méthodes de recherche qu'elles considèrent appropriées pour l'investigation du rôle psychologique de la culture.

Il est presque difficile de croire qu'il y a moins de 100 ans, le nom de Völkerpsychologie était largement utilisé et faisait partie du vocabulaire du public allemand éduqué, des psychanalystes et des ethnologues (voir Jahoda, 1993). Mais depuis lors, beaucoup de choses ont changé.

La culture fait désormais partie de notre vocabulaire quotidien. En tant que tel, elle est généralement associée à une série d'adjectifs pour indiquer certaines propriétés indéfinies d'une catégorie, comme "culture adolescente", "culture de consommation", "culture littéraire", "culture tabloïd", "culture visuelle", etc. Cet usage ordinaire est considéré comme non problématique, alors que les sciences sociales se sont penchées sur la signification de la culture pendant plus d'un demi-siècle et continuent de le faire.

FORMATION EN LIGNE

Les cours d'analyse du discours permet de mettre en évidence les structures idéologiques, les représentations sociales et les rapports de pouvoir présents dans un discours. Cette discipline analyse les discours médiatiques, politiques, publicitaires, littéraires, académiques, entre autres, afin de mieux comprendre comment le langage est utilisé pour façonner les idées, les valeurs et les perceptions dans la société. Elle s'intéresse également aux contextes social, politique, culturel ou historique dans lesquels le discours est produit, car ceux-ci peuvent influencer sa forme et sa signification.

Analyse et méthodologies des stratégies persuasives

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Durée : 1 journée (peut varier en fonction des besoins et de la disponibilité des participants)

Objectifs du programme :

  • Introduction (30 minutes)
  • Session 1: Les stratégies de persuasion dans les discours marketing (1 heure)
  • Session 2: Analyse d'un discours marketing (1 heure)
  • Pause (15 minutes)
  • Session 3: Évaluation critique des discours marketing (1 heure)
  • Session 4: Ateliers des participants (2 heures 30)
  • Pause (15 minutes)
  • Session 4: Présentation des résultats et conclusion (45 minutes)

Ce scénario pédagogique vise à permettre aux participants de comprendre les stratégies persuasives utilisées dans les discours marketing. Il encourage l'analyse critique des discours marketing et met l'accent sur les aspects éthiques de cette pratique. L'utilisation d'études de cas, d'analyses pratiques et de discussions interactives favorise l'apprentissage actif et l'échange d'idées entre les participants.

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Analyse et méthodologies des discours artistiques

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Durée : 12 semaines (peut varier en fonction des besoins et de la disponibilité des participants)

Objectifs du programme :

  • Comprendre les concepts et les théories clés de l'analyse de discours artistiques.
  • Acquérir des compétences pratiques pour analyser et interpréter les discours artistiques.
  • Explorer les différentes formes d'expression artistique et leur relation avec le langage.
  • Examiner les discours critiques, les commentaires et les interprétations liés aux œuvres d'art.
  • Analyser les stratégies discursives utilisées dans la présentation et la promotion des œuvres d'art.

Ce programme offre une structure générale pour aborder l'analyse de discours artistiques. Il peut être adapté en fonction des besoins spécifiques des participants, en ajoutant des exemples concrets, des études de cas ou des exercices pratiques pour renforcer les compétences d'analyse et d'interprétation des discours artistiques.

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